26 Sept 2016
La réduction du temps de travail est un axe central pour tout agenda anticapitaliste, à la fois comme revendication immédiate afin d’en finir avec le chômage et dans le cadre d’un projet communiste pour permettre la gestion démocratique, par les travailleurs·ses eux·elles-mêmes, de leurs entreprises et de la société tout entière. De ce point de vue, la proposition formulée récemment par la CGT de réduire la durée légale hebdomadaire du temps de travail à 32 heures, doit être saluée. L’économiste Michel Husson discute ici la question en tentant de définir ce que pourrait être « une bonne RTT », capable de supprimer le chômage et de réduire les inégalités.
Réduction du temps de travail et chômage : trois scénarios
A l’heure où l’idée même de réduction du temps de travail (RTT) est condamnée comme une hérésie par les économistes néo-libéraux1, il n’est pas inutile de montrer à quelles conditions la RTT peut faire reculer le chômage. Nous illustrons cette démonstration à l’aide de trois scénarios quantifiés sur la cas français.
Petite arithmétique de la RTT
A un moment donné, la production nationale d’une économie nécessite un certain nombre d’heures de travail. Si on rapporte ce « volume de travail » au nombre d’emplois, on calcule la durée moyenne du travail. En France, par exemple, la production totale a nécessité 40,2 milliards d’heures de travail en 2014. Le nombre de personnes employées à cette production était de 27,7 millions, soit une durée annuelle du travail égale à 1452 heures de travail. Ces chiffres globaux et additionnent les salariés et les non salariés, les emplois à temps plein ou à temps partiel.
Mais on peut aussi rapporter ce volume de travail à la population active, c’est à dire à l’ensemble des personnes en emploi ou au chômage, qui s’élevait à 30,7 millions de personnes, soit 27,7 millions en emploi et 3 millions au chômage. A partir de ces données officielles, on peut ainsi calculer la « durée du travail de plein emploi » qui serait donc de 1309 heures par an. En répartissant de cette manière le volume de travail entre tous les candidats à l’emploi, on réduit le taux de chômage à zéro. L’écart relatif entre la durée du travail de plein emploi et la durée effective est logiquement égal au taux de chômage, en l’occurrence de 9,9 % = (1452-1309)/1452.
Pour supprimer le chômage en France, ce calcul montre qu’il faudrait donc réduire la durée du travail d’environ 10 %. Comme la durée moyenne observée est de l’ordre de 39 heures, il faudrait donc passer aux 35 heures effectives.
Cette comptabilité est évidemment exacte. On peut alors mener un exercice consistant à jouer sur cette relation, de manière à simuler l’effet sur le taux de chômage d’une réduction plus rapide de la durée du travail. Pour passer de l’égalité comptable à la simulation, il faut faire implicitement trois hypothèses, qui seront discutées plus bas :
1. le volume de travail est donné ;
2. la population active est donnée ;
3. la productivité du travail est donnée.
Ces trois hypothèses permettent de faire jouer une relation simple entre durée du travail et taux de chômage. On a réalisé trois variantes qui vont être examinées plus en détail.
Variante 1 : les 35 heures en 1985.
Variante 2 : les 35 heures (réelles) en 2002
Variante 3 : tendance historique à partir de 1997
Première variante : et si on était passé à 35 heures en 1985?
Le programme de François Mitterrand prévoyait le passage aux 35 heurs en 1985. Le 1er février 1982, le gouvernement de Pierre Mauroy décrète une cinquième semaine de congés payés et abaisse la durée légale du travail de 40 à 39 heures, ce qui revient à l’aligner sur la durée effective. Entre 1981 et 1986, la durée du travail baisse de près de 8 %. Mais le droite revient aux affaires en 1986 – c’est la « cohabitation » – et réussit à faire remonter quelque peu la durée du travail.
La variante consiste donc à postuler que la gauche aurait appliqué son programme (les 35 heures en 1985) et que la remontée opérée par la droite n’aurait pas eu lieu. La durée du travail aurait alors baissé de 10,8 % au lieu de 6,5 % sur l’ensemble du septennat 1981-1988, ce qui correspond à peu près au passage de 39 à 35 heures. A partir de 1988, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée.
Le résultat est alors le suivant : le taux de chômage aurait décroché dans la simulation et évolué autour d’une moyenne de 5 %, alors qu’il a en réalité oscillé depuis 1988 autour de 9 %. Ce sont donc 4 points de chômage qui auraient pu être évités au cours des 25 dernières années. Les graphiques ci-dessous comparent les évolutions effective et simulée de la durée du travail et du taux de chômage.
Variante 2 : et si on était passé effectivement aux 35 heures en 2002?
Le passage à une durée légale de 35 heures s’est fait au cours du quinquennat de Lionel Jospin. Entre 1997 et 2002, la durée effective a ainsi baissé de 7 %, et l’emploi a augmenté de 10 %. La variante postule un plein effet du passage aux 35 heures, soit une baisse de 10% du temps de travail moyen. A partir de 2002, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée. Le résultat produit avec retard le même impact sur que la variante précédente : le taux de chômage baisse à moins de 5 %. Tout se passe en somme comme si ce scénario était un exercice de rattrapage du non-passage aux 35 heures en 1985.
Variante 3 : et si la durée du travail avait suivi sa tendance historique à partir de 1997?
L’observation du graphique 1 ci-dessus montre que le passage aux 35 heures a correspondu à une accélération par rapport à la tendance de long terme de réduction de la durée du travail (-0,7 % par entre 1950 et 2014). Mais la droite, de retour au pouvoir en 2002, a tout fait pour réduire cet écart : la durée du travail a pratiquement stagné depuis son retour aux affaires. Elle est aujourd’hui supérieure de 4,3 % à sa tendance historique.
Le troisième scénario postule donc que la durée du travail aurait évolué selon sa tendance moyenne (-0,5 % par an) observée à partir de 1997. Elle aurait donc baissé moins vite entre 1997 et 2002, mais plus rapidement ensuite. Là encore, mais de manière plus heurtée, le taux de chômage baisse à un niveau inférieur : il aurait été de 6 % en 2014 au lieu de 10 %.
Les hypothèses en discussion
Rappelons ces trois hypothèses : 1. le volume de travail est donné; 2. la population active est donnée; 3. la productivité du travail est donnée. Elles suscitent a priori de nombreuses objections qui conduiraient à nier toute validité à ce type d’exercice. Ces objections ont été portées notamment par les économistes néo-libéraux opposés par principe à une politique de réduction du temps de travail.
1. Le volume de travail ne doit pas être considéré comme donné, et ce serait même un raisonnement «malthusien». Mais, en pratique, il l’est à peu près : entre 1990 et 2014, il est passé de 39,4 à 40,2 milliards d’heures, soit une progression de seulement 2 % en 24 ans. En outre, il est resté à peu près constant – et a même légèrement progressé – entre 1997 et 2002, alors que tous les détracteurs de la RTT prédisaient un recul.
Ce constat peut s’interpréter en remarquant que le taux de croissance du volume de travail est la différence entre le taux de croissance du PIB et celui de la productivité horaire du travail (voir annexe 2). Or, il se trouve que sur longue période, le PIB et la productivité horaire tendent à augmenter au même taux, de telle sorte que le volume de travail tend à rester constant, ou à augmenter très modérément.
2. La deuxième objection est recevable : la population inactive n’est pas inerte. Elle peut par exemple augmenter quand le marché du travail va mieux : des personnes vont en effet essayer de trouver un emploi, alors qu’elles y renoncent quand le taux de chômage augmente. C’est ce que les économistes appellent « effet de flexion ».
Il faudrait donc, en toute rigueur, modifier le modèle. La prise en compte de cet « effet de flexion » réduirait à court terme l’impact de la réduction du temps de travail, mais cet effet s’estomperait par construction à moyen terme.
3. La troisième objection (la productivité du travail est donnée) se combine avec la première, et s’appuie sur deux raisonnements. La réduction de la durée du travail sans perte de salaire ferait monter le « coût du travail » et aurait, via cette perte de compétitivité, un impact négatif sur le niveau d’activité et donc sur l’emploi. Ou bien, des gains de productivité réduiraient l’effet sur l’emploi.
Un choix de société, une question politique
Ces deux dernières objections permettent de souligner que l’exercice présenté ne relève pas de l’économie « pure » mais pose des questions politiques. L’argument de la compétitivité suppose implicitement que l’on ne touche pas à la partie du profit qui va aux dividendes. Or, celle-ci est précisément la contrepartie d’une baisse de la durée du travail insuffisante, et donc du chômage. Vouloir baisser ce dernier sans remettre en cause la ponction actionnariale n’est donc pas cohérent. La création d’emplois par réduction du temps de travail, et sans perte de salaire, augmente évidemment la masse salariale ; mais celle-ci peut être parfaitement compensée par une baisse des dividendes distribués aux actionnaires.
Quant à l’argument sur la productivité, il est exact : si la baisse de la durée du travail est compensée par une intensification du travail, alors il est vrai que l’effet sur l’emploi en est réduit d’autant. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé durant le passage aux 35 heures : une partie de l’effet de la réduction du temps de travail a été gommée par diverses formes d’intensification du travail.
La conclusion sur ce point est que la RTT doit se faire «avec embauches compensatoires» : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !). Cette remarque permet de souligner que l’une des conditions de réussite, sans doute même la plus importante, est le contrôle exercé par les salariés sur les modalités de la réduction du temps de travail.
Et pourtant elle baisse
Imaginons une société composée de 100 personnes d’âge actif. 60 d’entre elles travaillent 40 heures par semaine, 20 autres travaillent 20 heures par semaine, et les 20 dernières sont à zéro heure parce qu’elles sont au chômage. Calculée sur les personnes ayant un emploi, la durée moyenne du travail est de 35 heures. Le nombre total d’heures travaillées est de 2800 : s’il était réparti entre les 100 personnes candidates à l’emploi, la durée du travail serait de 28 heures. Les emplois à temps plein passeraient de 40 à 28 heures, ceux à temps partiel de 20 à 28 heures, et le chômage aurait disparu.
Nous sommes dans le premier cas de figure, où le temps partiel imposé et le chômage sont aussi des moyens de réduire le temps de travail. La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire la durée du travail, mais de savoir comment organiser cette réduction : soit par l’exclusion, soit par l’égalité. En France, le projet de loi travail est conçu pour «détricoter» encore un peu plus les 35 heures, et même vider de tout contenu la notion même de durée légale du travail. Il a clairement choisi la voie de la fragmentation sociale.
Réduction du temps de travail, emploi et répartition des revenus
On prolonge ici l’exercice précédent afin d’étudier l’impact sur la répartition des revenus d’une « bonne » réduction du travail, autrement dit sans perte de salaire mensuel et avec embauches proportionnelles.
Dans ces conditions, 10 % d’emplois créés par réduction du temps de travail vont évidemment conduire à une augmentation de la masse salariale de 10 %, donc à une baisse de la part des profits. Un tel déplacement est-il soutenable? Pour répondre à cette question, il faut prendre la mesure d’un tel impact, et c’est tout l’intérêt de ce type d’exercice de dégager des ordres de grandeur.
Plutôt que de multiplier les variantes, on s’en tient ici à un scénario composite qui fonctionne en quelque sorte à l’envers : au lieu de se fixer une cible de réduction du temps de travail, on définit une évolution a priori de la part des salaires dans le revenu national.
L’examen de la longue période permet de comprendre la logique de ce scénario en relation avec l’expérience française. Jusqu’au milieu des années 1970, la part des salaires était restée plus ou moins constante, mais la crise la fait brusquement augmenter. Il peut sembler paradoxal que la part des salaires augmente en période de récession, mais cela s’explique par une relative inertie des salaires et de l’emploi par rapport à la chute de la production.
Dans le cas français, cette augmentation de la part des salaires a été compensée, et au-delà, par un recul spectaculaire – d’environ 9 points – entre 1982 et 1989. Depuis, la part des salaires a continué à baisser pour atteindre un niveau très bas historiquement. Puis, à nouveau, la crise fait augmenter significativement la part des salaires à partir de 2009, selon les mêmes mécanismes qu’entre 1974 et 1982. Elle reste cependant à un niveau inférieur à celui des « Trente glorieuses ».
Il faut noter au passage que cette évolution de la part des salaires en France est très marquée, mais que la majorité des pays européens ont globalement enregistré la même tendance à la baisse, avec des profils spécifiques.
La logique du scénario alternatif consiste alors à postuler que la part des salaires aurait cessé de baisser en 1986, pour évoluer ensuite à peu près comme la part des salaires observée mais avec un différentiel de l’ordre de 4 points. Il s’agit donc d’un scénario relativement mesuré, si l’on prend comme référence la norme salariale antérieure à l’instauration du capitalisme néo-libéral.
L’impact sur l’emploi, via la réduction du temps de travail, est évalué selon la même méthode arithmétique que dans notre précédente contribution : on suppose que la moindre baisse de la part des salaires est consacrée à payer les emplois créés par réduction du temps de travail. On peut donc calculer « à rebours » l’évolution de la durée du travail et du taux de chômage.
La durée du travail ainsi simulée baisse plus rapidement à partir de 1986 et se rapproche de la durée du travail de plein emploi (celle qui permettrait d’offrir des emplois à l’ensemble de la population active) puis évolue parallèlement à la durée du travail observée à partir de 2000, en raison de la stabilisation, puis de l’augmentation de la part des salaires.
L’évolution du taux de chômage est spectaculairement différente de celle qui a été observée. La réduction plus rapide du temps de travail à partir de 1986 lui fait franchir une première marche d’escalier d’environ 4 points à la baisse. Un rythme plus soutenu durant la période des 35 heures fait redescendre le taux de chômage vers 2 %, soit un quasi-plein emploi. Puis la crise le fait remonter à 4 %.
Contre le chômage, on n’a rien essayé
L’intérêt de cet exercice est double. Il permet d’abord de montrer que l’incrustation du chômage remonte aux politiques menées par un gouvernement « de gauche » au cours des années 1980 et que les politiques menées ultérieurement étaient sous-dimensionnées par rapport à l’objectif d’un retour au plein emploi. La décennie qui a marqué l’entrée dans le capitalisme néo-libéral a conduit à un « acquis » de chômage qui n’a jamais été résorbé.
L’exercice montre aussi que l’incrustation du chômage, l’insuffisante réduction du temps de travail et la baisse de la part salariale font système. Et l’argument classique selon lequel le rétablissement des profits devait permettre de relancer l’accumulation puis l’emploi a fait long feu.
Jusqu’à la crise du milieu des années 1970, le profit et l’investissement des sociétés non financières évoluent en phase. Les récessions de 1974-75 et 1980-81 font nettement reculer l’un et l’autre. Puis, comme on l’a vu, la part des profits se redresse fortement durant les années 1980, mais le taux d’investissement reste à un niveau durablement dégradé. Entre les deux, il y a notamment la croissance des revenus financiers.
Ce constat est important : il montre qu’une augmentation de la part des salaires ne dégraderait pas la capacité d’investissement des entreprises, à condition de faire baisser la part du profit captée par les actionnaires. Ou encore, dit autrement, la montée du chômage et celle des dividendes ne sont que les deux faces de la même « médaille » néo-libérale.
Et la compétitivité ? En augmentant la part des salaires, on dégraderait la compétitivité, la France perdrait (encore plus) de parts de marché et donc des emplois. La réduction du temps de travail ainsi conçue serait donc une politique de Gribouille. On tient là une des prouesses idéologiques néo-libérales : faire croire que les prix ne dépendent que des salaires. Mais la part des actionnaires est aussi un élément des prix : autrement dit, une augmentation des salaires compensée par une baisse des dividendes pourrait laisser inchangée la compétitivité-prix.
Les avocats du néo-libéralisme n’ont pas de mots assez sévères pour condamner la réduction du temps de travail qui serait selon eux « anti-économique ». En un sens, ils ont raison parce que tout recul du chômage significatif améliore le rapport de forces en faveur des salariés et menace la répartition actuelle des revenus. Mais leur propension à désigner le coût du travail comme source de tous les maux équivaut à une défense de fait du coût du capital3.
D’un autre côté, il ne faut pas oublier que la création d’emplois par réduction du temps de travail « s’auto-finance » en partie. Sans même parler de ses effets sociaux et individuels sur le bien-être, le chômage n’est pas gratuit. Aux allocations chômage, il faudrait ajouter les effets indirects, notamment en matière de santé publique. Résorber le chômage réduit donc son coût dans une proportion que l’on peut évaluer à la moitié d’un salaire dans le cas français. Il serait par exemple possible de réduire les cotisations à mesure que les emplois créés réduisent les sommes consacrées à l’indemnisation du chômage, et l’augmentation de la part des salaires en serait réduite d’autant.
Les principes d’une bonne RTT
– Maintien du salaire mensuel : la RTT n’est pas un partage du travail à masse salariale inchangée.
– La RTT doit se faire « avec embauches compensatoires » proportionnelles afin d’éviter toute intensification du travail : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !).
– La RTT doit être l’occasion d’une résorption du travail à temps partiel subi.
– La RTT doit s’accompagner de formes de mutualisation des emplois dans les petites entreprises
Mais la condition de réussite la plus importante est le contrôle des salariés sur la mise en oeuvre de la mesure. Ce contrôle doit porter sur deux points essentiels : sur la réalité des créations d’emplois, et sur les modalités concrètes de la RTT.
Ce sont les travailleurs qui doivent décider collectivement de la meilleure manière de combiner les formes possibles de réduction du temps de travail, de manière à prendre en compte les aspirations différenciées des salariés : réduction quotidienne (tant d’heures par jour), hebdomadaire (par exemple 4 jours), annuelle (journées RTT) ou pluriannuelle (année sabbatique)
Une forme de ce contrôle pourrait être le suivant : dans la mesure où les dépenses de chômage diminueraient avec les créations d’emplois, des baisses de cotisations sociales pourraient être accordées. Mais celles-ci seraient soumises à la validation par les salariés au regard de quatre critères : la réalité des créations d’emplois, leur caractère décent, le maintien des salaires et une politique de réduction des versements de dividendes.
La réduction du temps de travail ainsi conçue devrait être un élément essentiel de tout projet de transformation sociale. C’est l’outil qui permet de faire des gains de productivité un facteur de progrès et non de régression sociale. Mais c’est aussi un projet de société, une société du temps libre. La baisse du temps de travail est en effet l’une des conditions nécessaires à une réduction des inégalités entre femmes et hommes, et c’est aussi une composante essentielle d’une économie post-productiviste.
Par Michel Husson
Lire sur le site contretemps.eu (02/07/2016)
Réduction du temps de travail et chômage : trois scénarios
A l’heure où l’idée même de réduction du temps de travail (RTT) est condamnée comme une hérésie par les économistes néo-libéraux1, il n’est pas inutile de montrer à quelles conditions la RTT peut faire reculer le chômage. Nous illustrons cette démonstration à l’aide de trois scénarios quantifiés sur la cas français.
Petite arithmétique de la RTT
A un moment donné, la production nationale d’une économie nécessite un certain nombre d’heures de travail. Si on rapporte ce « volume de travail » au nombre d’emplois, on calcule la durée moyenne du travail. En France, par exemple, la production totale a nécessité 40,2 milliards d’heures de travail en 2014. Le nombre de personnes employées à cette production était de 27,7 millions, soit une durée annuelle du travail égale à 1452 heures de travail. Ces chiffres globaux et additionnent les salariés et les non salariés, les emplois à temps plein ou à temps partiel.
Mais on peut aussi rapporter ce volume de travail à la population active, c’est à dire à l’ensemble des personnes en emploi ou au chômage, qui s’élevait à 30,7 millions de personnes, soit 27,7 millions en emploi et 3 millions au chômage. A partir de ces données officielles, on peut ainsi calculer la « durée du travail de plein emploi » qui serait donc de 1309 heures par an. En répartissant de cette manière le volume de travail entre tous les candidats à l’emploi, on réduit le taux de chômage à zéro. L’écart relatif entre la durée du travail de plein emploi et la durée effective est logiquement égal au taux de chômage, en l’occurrence de 9,9 % = (1452-1309)/1452.
Pour supprimer le chômage en France, ce calcul montre qu’il faudrait donc réduire la durée du travail d’environ 10 %. Comme la durée moyenne observée est de l’ordre de 39 heures, il faudrait donc passer aux 35 heures effectives.
Cette comptabilité est évidemment exacte. On peut alors mener un exercice consistant à jouer sur cette relation, de manière à simuler l’effet sur le taux de chômage d’une réduction plus rapide de la durée du travail. Pour passer de l’égalité comptable à la simulation, il faut faire implicitement trois hypothèses, qui seront discutées plus bas :
1. le volume de travail est donné ;
2. la population active est donnée ;
3. la productivité du travail est donnée.
Ces trois hypothèses permettent de faire jouer une relation simple entre durée du travail et taux de chômage. On a réalisé trois variantes qui vont être examinées plus en détail.
Variante 1 : les 35 heures en 1985.
Variante 2 : les 35 heures (réelles) en 2002
Variante 3 : tendance historique à partir de 1997
Première variante : et si on était passé à 35 heures en 1985?
Le programme de François Mitterrand prévoyait le passage aux 35 heurs en 1985. Le 1er février 1982, le gouvernement de Pierre Mauroy décrète une cinquième semaine de congés payés et abaisse la durée légale du travail de 40 à 39 heures, ce qui revient à l’aligner sur la durée effective. Entre 1981 et 1986, la durée du travail baisse de près de 8 %. Mais le droite revient aux affaires en 1986 – c’est la « cohabitation » – et réussit à faire remonter quelque peu la durée du travail.
La variante consiste donc à postuler que la gauche aurait appliqué son programme (les 35 heures en 1985) et que la remontée opérée par la droite n’aurait pas eu lieu. La durée du travail aurait alors baissé de 10,8 % au lieu de 6,5 % sur l’ensemble du septennat 1981-1988, ce qui correspond à peu près au passage de 39 à 35 heures. A partir de 1988, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée.
Le résultat est alors le suivant : le taux de chômage aurait décroché dans la simulation et évolué autour d’une moyenne de 5 %, alors qu’il a en réalité oscillé depuis 1988 autour de 9 %. Ce sont donc 4 points de chômage qui auraient pu être évités au cours des 25 dernières années. Les graphiques ci-dessous comparent les évolutions effective et simulée de la durée du travail et du taux de chômage.
Variante 2 : et si on était passé effectivement aux 35 heures en 2002?
Le passage à une durée légale de 35 heures s’est fait au cours du quinquennat de Lionel Jospin. Entre 1997 et 2002, la durée effective a ainsi baissé de 7 %, et l’emploi a augmenté de 10 %. La variante postule un plein effet du passage aux 35 heures, soit une baisse de 10% du temps de travail moyen. A partir de 2002, on suppose que les variations de la durée du travail suivent son évolution observée. Le résultat produit avec retard le même impact sur que la variante précédente : le taux de chômage baisse à moins de 5 %. Tout se passe en somme comme si ce scénario était un exercice de rattrapage du non-passage aux 35 heures en 1985.
Variante 3 : et si la durée du travail avait suivi sa tendance historique à partir de 1997?
L’observation du graphique 1 ci-dessus montre que le passage aux 35 heures a correspondu à une accélération par rapport à la tendance de long terme de réduction de la durée du travail (-0,7 % par entre 1950 et 2014). Mais la droite, de retour au pouvoir en 2002, a tout fait pour réduire cet écart : la durée du travail a pratiquement stagné depuis son retour aux affaires. Elle est aujourd’hui supérieure de 4,3 % à sa tendance historique.
Le troisième scénario postule donc que la durée du travail aurait évolué selon sa tendance moyenne (-0,5 % par an) observée à partir de 1997. Elle aurait donc baissé moins vite entre 1997 et 2002, mais plus rapidement ensuite. Là encore, mais de manière plus heurtée, le taux de chômage baisse à un niveau inférieur : il aurait été de 6 % en 2014 au lieu de 10 %.
Les hypothèses en discussion
Rappelons ces trois hypothèses : 1. le volume de travail est donné; 2. la population active est donnée; 3. la productivité du travail est donnée. Elles suscitent a priori de nombreuses objections qui conduiraient à nier toute validité à ce type d’exercice. Ces objections ont été portées notamment par les économistes néo-libéraux opposés par principe à une politique de réduction du temps de travail.
1. Le volume de travail ne doit pas être considéré comme donné, et ce serait même un raisonnement «malthusien». Mais, en pratique, il l’est à peu près : entre 1990 et 2014, il est passé de 39,4 à 40,2 milliards d’heures, soit une progression de seulement 2 % en 24 ans. En outre, il est resté à peu près constant – et a même légèrement progressé – entre 1997 et 2002, alors que tous les détracteurs de la RTT prédisaient un recul.
Ce constat peut s’interpréter en remarquant que le taux de croissance du volume de travail est la différence entre le taux de croissance du PIB et celui de la productivité horaire du travail (voir annexe 2). Or, il se trouve que sur longue période, le PIB et la productivité horaire tendent à augmenter au même taux, de telle sorte que le volume de travail tend à rester constant, ou à augmenter très modérément.
2. La deuxième objection est recevable : la population inactive n’est pas inerte. Elle peut par exemple augmenter quand le marché du travail va mieux : des personnes vont en effet essayer de trouver un emploi, alors qu’elles y renoncent quand le taux de chômage augmente. C’est ce que les économistes appellent « effet de flexion ».
Il faudrait donc, en toute rigueur, modifier le modèle. La prise en compte de cet « effet de flexion » réduirait à court terme l’impact de la réduction du temps de travail, mais cet effet s’estomperait par construction à moyen terme.
3. La troisième objection (la productivité du travail est donnée) se combine avec la première, et s’appuie sur deux raisonnements. La réduction de la durée du travail sans perte de salaire ferait monter le « coût du travail » et aurait, via cette perte de compétitivité, un impact négatif sur le niveau d’activité et donc sur l’emploi. Ou bien, des gains de productivité réduiraient l’effet sur l’emploi.
Un choix de société, une question politique
Ces deux dernières objections permettent de souligner que l’exercice présenté ne relève pas de l’économie « pure » mais pose des questions politiques. L’argument de la compétitivité suppose implicitement que l’on ne touche pas à la partie du profit qui va aux dividendes. Or, celle-ci est précisément la contrepartie d’une baisse de la durée du travail insuffisante, et donc du chômage. Vouloir baisser ce dernier sans remettre en cause la ponction actionnariale n’est donc pas cohérent. La création d’emplois par réduction du temps de travail, et sans perte de salaire, augmente évidemment la masse salariale ; mais celle-ci peut être parfaitement compensée par une baisse des dividendes distribués aux actionnaires.
Quant à l’argument sur la productivité, il est exact : si la baisse de la durée du travail est compensée par une intensification du travail, alors il est vrai que l’effet sur l’emploi en est réduit d’autant. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé durant le passage aux 35 heures : une partie de l’effet de la réduction du temps de travail a été gommée par diverses formes d’intensification du travail.
La conclusion sur ce point est que la RTT doit se faire «avec embauches compensatoires» : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !). Cette remarque permet de souligner que l’une des conditions de réussite, sans doute même la plus importante, est le contrôle exercé par les salariés sur les modalités de la réduction du temps de travail.
Et pourtant elle baisse
Imaginons une société composée de 100 personnes d’âge actif. 60 d’entre elles travaillent 40 heures par semaine, 20 autres travaillent 20 heures par semaine, et les 20 dernières sont à zéro heure parce qu’elles sont au chômage. Calculée sur les personnes ayant un emploi, la durée moyenne du travail est de 35 heures. Le nombre total d’heures travaillées est de 2800 : s’il était réparti entre les 100 personnes candidates à l’emploi, la durée du travail serait de 28 heures. Les emplois à temps plein passeraient de 40 à 28 heures, ceux à temps partiel de 20 à 28 heures, et le chômage aurait disparu.
Nous sommes dans le premier cas de figure, où le temps partiel imposé et le chômage sont aussi des moyens de réduire le temps de travail. La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire la durée du travail, mais de savoir comment organiser cette réduction : soit par l’exclusion, soit par l’égalité. En France, le projet de loi travail est conçu pour «détricoter» encore un peu plus les 35 heures, et même vider de tout contenu la notion même de durée légale du travail. Il a clairement choisi la voie de la fragmentation sociale.
Réduction du temps de travail, emploi et répartition des revenus
On prolonge ici l’exercice précédent afin d’étudier l’impact sur la répartition des revenus d’une « bonne » réduction du travail, autrement dit sans perte de salaire mensuel et avec embauches proportionnelles.
Dans ces conditions, 10 % d’emplois créés par réduction du temps de travail vont évidemment conduire à une augmentation de la masse salariale de 10 %, donc à une baisse de la part des profits. Un tel déplacement est-il soutenable? Pour répondre à cette question, il faut prendre la mesure d’un tel impact, et c’est tout l’intérêt de ce type d’exercice de dégager des ordres de grandeur.
Plutôt que de multiplier les variantes, on s’en tient ici à un scénario composite qui fonctionne en quelque sorte à l’envers : au lieu de se fixer une cible de réduction du temps de travail, on définit une évolution a priori de la part des salaires dans le revenu national.
L’examen de la longue période permet de comprendre la logique de ce scénario en relation avec l’expérience française. Jusqu’au milieu des années 1970, la part des salaires était restée plus ou moins constante, mais la crise la fait brusquement augmenter. Il peut sembler paradoxal que la part des salaires augmente en période de récession, mais cela s’explique par une relative inertie des salaires et de l’emploi par rapport à la chute de la production.
Dans le cas français, cette augmentation de la part des salaires a été compensée, et au-delà, par un recul spectaculaire – d’environ 9 points – entre 1982 et 1989. Depuis, la part des salaires a continué à baisser pour atteindre un niveau très bas historiquement. Puis, à nouveau, la crise fait augmenter significativement la part des salaires à partir de 2009, selon les mêmes mécanismes qu’entre 1974 et 1982. Elle reste cependant à un niveau inférieur à celui des « Trente glorieuses ».
Il faut noter au passage que cette évolution de la part des salaires en France est très marquée, mais que la majorité des pays européens ont globalement enregistré la même tendance à la baisse, avec des profils spécifiques.
La logique du scénario alternatif consiste alors à postuler que la part des salaires aurait cessé de baisser en 1986, pour évoluer ensuite à peu près comme la part des salaires observée mais avec un différentiel de l’ordre de 4 points. Il s’agit donc d’un scénario relativement mesuré, si l’on prend comme référence la norme salariale antérieure à l’instauration du capitalisme néo-libéral.
L’impact sur l’emploi, via la réduction du temps de travail, est évalué selon la même méthode arithmétique que dans notre précédente contribution : on suppose que la moindre baisse de la part des salaires est consacrée à payer les emplois créés par réduction du temps de travail. On peut donc calculer « à rebours » l’évolution de la durée du travail et du taux de chômage.
La durée du travail ainsi simulée baisse plus rapidement à partir de 1986 et se rapproche de la durée du travail de plein emploi (celle qui permettrait d’offrir des emplois à l’ensemble de la population active) puis évolue parallèlement à la durée du travail observée à partir de 2000, en raison de la stabilisation, puis de l’augmentation de la part des salaires.
L’évolution du taux de chômage est spectaculairement différente de celle qui a été observée. La réduction plus rapide du temps de travail à partir de 1986 lui fait franchir une première marche d’escalier d’environ 4 points à la baisse. Un rythme plus soutenu durant la période des 35 heures fait redescendre le taux de chômage vers 2 %, soit un quasi-plein emploi. Puis la crise le fait remonter à 4 %.
Contre le chômage, on n’a rien essayé
L’intérêt de cet exercice est double. Il permet d’abord de montrer que l’incrustation du chômage remonte aux politiques menées par un gouvernement « de gauche » au cours des années 1980 et que les politiques menées ultérieurement étaient sous-dimensionnées par rapport à l’objectif d’un retour au plein emploi. La décennie qui a marqué l’entrée dans le capitalisme néo-libéral a conduit à un « acquis » de chômage qui n’a jamais été résorbé.
L’exercice montre aussi que l’incrustation du chômage, l’insuffisante réduction du temps de travail et la baisse de la part salariale font système. Et l’argument classique selon lequel le rétablissement des profits devait permettre de relancer l’accumulation puis l’emploi a fait long feu.
Jusqu’à la crise du milieu des années 1970, le profit et l’investissement des sociétés non financières évoluent en phase. Les récessions de 1974-75 et 1980-81 font nettement reculer l’un et l’autre. Puis, comme on l’a vu, la part des profits se redresse fortement durant les années 1980, mais le taux d’investissement reste à un niveau durablement dégradé. Entre les deux, il y a notamment la croissance des revenus financiers.
Ce constat est important : il montre qu’une augmentation de la part des salaires ne dégraderait pas la capacité d’investissement des entreprises, à condition de faire baisser la part du profit captée par les actionnaires. Ou encore, dit autrement, la montée du chômage et celle des dividendes ne sont que les deux faces de la même « médaille » néo-libérale.
Et la compétitivité ? En augmentant la part des salaires, on dégraderait la compétitivité, la France perdrait (encore plus) de parts de marché et donc des emplois. La réduction du temps de travail ainsi conçue serait donc une politique de Gribouille. On tient là une des prouesses idéologiques néo-libérales : faire croire que les prix ne dépendent que des salaires. Mais la part des actionnaires est aussi un élément des prix : autrement dit, une augmentation des salaires compensée par une baisse des dividendes pourrait laisser inchangée la compétitivité-prix.
Les avocats du néo-libéralisme n’ont pas de mots assez sévères pour condamner la réduction du temps de travail qui serait selon eux « anti-économique ». En un sens, ils ont raison parce que tout recul du chômage significatif améliore le rapport de forces en faveur des salariés et menace la répartition actuelle des revenus. Mais leur propension à désigner le coût du travail comme source de tous les maux équivaut à une défense de fait du coût du capital3.
D’un autre côté, il ne faut pas oublier que la création d’emplois par réduction du temps de travail « s’auto-finance » en partie. Sans même parler de ses effets sociaux et individuels sur le bien-être, le chômage n’est pas gratuit. Aux allocations chômage, il faudrait ajouter les effets indirects, notamment en matière de santé publique. Résorber le chômage réduit donc son coût dans une proportion que l’on peut évaluer à la moitié d’un salaire dans le cas français. Il serait par exemple possible de réduire les cotisations à mesure que les emplois créés réduisent les sommes consacrées à l’indemnisation du chômage, et l’augmentation de la part des salaires en serait réduite d’autant.
Les principes d’une bonne RTT
– Maintien du salaire mensuel : la RTT n’est pas un partage du travail à masse salariale inchangée.
– La RTT doit se faire « avec embauches compensatoires » proportionnelles afin d’éviter toute intensification du travail : 10 % de baisse du temps de travail = 10 % d’emplois en plus (et même 11,1 % en raison des lois de l’arithmétique !).
– La RTT doit être l’occasion d’une résorption du travail à temps partiel subi.
– La RTT doit s’accompagner de formes de mutualisation des emplois dans les petites entreprises
Mais la condition de réussite la plus importante est le contrôle des salariés sur la mise en oeuvre de la mesure. Ce contrôle doit porter sur deux points essentiels : sur la réalité des créations d’emplois, et sur les modalités concrètes de la RTT.
Ce sont les travailleurs qui doivent décider collectivement de la meilleure manière de combiner les formes possibles de réduction du temps de travail, de manière à prendre en compte les aspirations différenciées des salariés : réduction quotidienne (tant d’heures par jour), hebdomadaire (par exemple 4 jours), annuelle (journées RTT) ou pluriannuelle (année sabbatique)
Une forme de ce contrôle pourrait être le suivant : dans la mesure où les dépenses de chômage diminueraient avec les créations d’emplois, des baisses de cotisations sociales pourraient être accordées. Mais celles-ci seraient soumises à la validation par les salariés au regard de quatre critères : la réalité des créations d’emplois, leur caractère décent, le maintien des salaires et une politique de réduction des versements de dividendes.
La réduction du temps de travail ainsi conçue devrait être un élément essentiel de tout projet de transformation sociale. C’est l’outil qui permet de faire des gains de productivité un facteur de progrès et non de régression sociale. Mais c’est aussi un projet de société, une société du temps libre. La baisse du temps de travail est en effet l’une des conditions nécessaires à une réduction des inégalités entre femmes et hommes, et c’est aussi une composante essentielle d’une économie post-productiviste.
Par Michel Husson
Lire sur le site contretemps.eu (02/07/2016)