28 Sept 2017
En France, les grandes conquêtes démocratiques et les grandes conquêtes sociales furent généralement simultanées. 1793, 1848, les années 1880, 1936 (qui est aussi une victoire sur février 1934), 1945, 1968… Ces grandes dates de l’histoire de la démocratie sont aussi les grandes dates de la construction du droit social. Il y a là une certaine logique. L’histoire de la démocratisation de l’État est l’histoire de la réduction, de l’encadrement, de la limitation des pouvoirs publics. L’histoire de la création du droit du travail est l’histoire de la réduction de l’encadrement, de la limitation du pouvoir patronal. Dans un cas comme dans l’autre, l’adversaire est le pouvoir. En sens inverse, dans les temps qui sont les nôtres, la mode est à l’autoritarisme sous toutes ses formes.
Liés lors de leur apparition, le social et le démocratique apparaissent aujourd’hui liés dans leur chute. Depuis plusieurs décennies maintenant, le mouvement de destruction du droit social et celui de l’effritement de la démocratie vont de pair. Les derniers épisodes, à base de lois anti-terroriste, d’état d’urgence, de loi Macron du 6 août 2015, Rebsamen du 17 août 2015 et El Khomri du 8 août 2016 sont présents dans toutes les mémoires. Et l’actualité n’est que l’accélération, effarante, de cette direction délétère. Les premiers grands projets du gouvernement en sont la caricature. Le projet de loi antiterroriste [1] crée une sorte d’état d’urgence permanent et adopte certaines mesures indignes d’un État de droit, mais dignes d’un État policier (généralisation des perquisitions, des assignations administratives à résidence, etc.). Le projet de loi qui habilite le gouvernement à réduire le droit du travail par ordonnances [2] permet de faciliter les licenciements – même ceux qui sont dépourvus de toute justification –, d’étendre le recours aux contrats précaires, de conclure par référendum des conventions collectives contre les organisations syndicales présentes dans l’entreprise, de réduire le nombre d’élus du personnel... Il permet même de procéder à certaines régressions dans le domaine de la sécurité et de la santé des travailleurs, ce qui est nouveau (affaiblissement du compte pénibilité, réduction des obligations de reclasser les salariés victimes d’accidents du travail, suppression du CHSCT…).
Face à cet affaiblissement social et démocratique, progressif mais continuel, les résistances sont nombreuses. Le mouvement contre la loi El Khomri en fut un moment exemplaire. Et ces résistances, incontestablement, ralentissent la chute et gagnent un temps précieux sur le pire. C’est par ces résistances que nous ne sommes pas (encore ?) dans la situation dramatique qui est celle de certains de nos voisins (Pologne, Hongrie…). Mais ralentir la chute en se cramponnant à l’existant ne suffit pas. D’autant qu’avec toutes les défaites du passé, cet existant n’est guère séduisant. Résister ne suffit plus, il convient de contre-attaquer et d’affirmer clairement non plus seulement ce contre quoi nous sommes, mais ce pour quoi nous sommes. Et ce n’est pas l’existant. Loin s’en faut.
Mon travail de ces dernières années s’est concentré sur la recherche de ces propositions d’avenirs possibles.
Contre la destruction progressive du droit social, avec une vingtaine de collègues universitaires qui composent le GR-PACT [3] et en concertation avec de nombreux acteurs du droit social, et notamment d’organisations syndicales, nous avons écrit un autre code du travail. Cette Proposition de code du travail, publiée aux éditions Dalloz, est consultable et discutée ; elle est quatre fois plus courte que les textes actuels, mais elle n’est pas moins protectrice – au contraire – tout en étant mieux adaptée aux difficultés de notre temps.
Plus généralement, contre l’autoritarisme qui monte, j’ai écrit une utopie concrète, un Voyage en misarchie (Éd. du Détour, 2017), qui vise à décrire ce que pourrait être un autre système juridique complet, un au-delà de la démocratie qui aille véritablement plus loin dans la recherche de la liberté et de l’égalité, qui aille jusqu’à faire disparaître le capitalisme et l’État, sans oublier d’être réaliste et sans abandonner la liberté d’entreprendre, ni la propriété utile, ni l’impôt, ni les cotisations sociales, ni les services publics gratuits, ni ce qui, dans les fonctions régaliennes, demeure indispensable tant que l’être humain reste ce qu’il est.
Il est possible de dire quelques mots, un peu plus précisément, de ces deux projets.
1. Sur la proposition de code du travail
La réécriture complète du code du travail a été l’occasion de faire des propositions de réformes dans tous les domaines du droit du travail. Celles-ci sont, logiquement, en direction strictement inverse des projets actuels du gouvernement. Il est possible d’en lister quelques-unes.
1.1. Rendre le code du travail plus accessible et plus court
Le droit est un outil qui doit pouvoir être utilisé par les justiciables, travailleurs et employeurs. Un droit incompréhensible, donc inutilisable, est inacceptable dans une société démocratique. Le gouvernement annonce de nouveaux textes fleuves qui ne feront que complexifier encore le droit du travail, à l’image de ce qu’a fait la loi El Khomri.
La proposition du GR-PACT est, elle, une véritable simplification. Elle divise par quatre le volume des textes qu’elle remplace. Elle a été écrite dans un constant souci de la lisibilité.
1.2. Revenir au principe de faveur
Le Président et le gouvernement envisagent de renforcer (encore !) la possibilité de détruire des avantages sociaux par le biais de conventions collectives d’entreprise.
Dans la proposition du GR-PACT, en revanche :
- L’adaptation de la loi par convention collective n’est admise qu’à titre exceptionnel, sous conditions de contreparties claires et prédéfinies par la loi.
- Une convention d’entreprise ne peut pas déroger à une convention collective de branche, sauf si celle-ci le prévoit expressément.
- Les avantages négociés dans les contrats individuels de travail ne peuvent plus être réduits sans l’accord du salarié.
Ce retour du principe de faveur progressivement mis à mal au cours des dernières décennies redonne à la loi sa finalité première : définir un socle de protection minimal, égal pour tous. Il permet aux conventions collectives de branche d’égaliser les conditions de la concurrence entre toutes les entreprises d’un secteur. Il permet enfin de respecter le consentement du salarié.
1.3. Annuler les licenciements injustifiés
Il est prévu de plafonner cet été le coût des licenciements injustifiés, c’est-à-dire sans cause réelle et sérieuse. Cela rendra ce coût prévisible et tout à fait abordable pour les grandes entreprises qui dégagent de gros bénéfices. C’est tout l’inverse qu’il faut faire. Pour lutter contre les licenciements injustifiés, il convient de renforcer la sanction de cette violation de la loi. C’est pourquoi le GR-PACT propose de généraliser la nullité des licenciements injustifiés. Cela ouvre aux salariés un droit à la réintégration, lorsque celle-ci est possible. Cela permet aussi une plus forte indemnisation, qui peut aller jusqu’à plusieurs années de salaires dans certains cas. La violation de la loi est ainsi associée à une sanction véritablement dissuasive.
Dans les petites entreprises (moins de dix salariés), il est prévu que le juge puisse réduire cette sanction, en cas de circonstances économiques difficiles ou lorsqu’il s’agit d’une simple maladresse d’un employeur inexpérimenté.
1.4. Refondre le statut du chômeur
Actuellement, la chasse aux prétendus « faux » chômeurs est rouverte. Pour un retard, pour une absence à une convocation, parfois même pour une simple erreur, des chômeurs peuvent être privés de toute indemnisation et donc de tout revenu. Les chômeurs sont de plus en plus infantilisés et subordonnés. Et il est envisagé par Emmanuel Macron de renforcer encore les obligations des chômeurs et leurs sanctions en cas de non-respect à ces obligations…
À contre-courant de cette évolution, le GR-PACT propose d’accorder aux demandeurs d’emploi toutes les garanties d’une procédure préalable, contradictoire et transparente avant toute sanction ou radiation. De plus, il propose que seules les fautes les plus graves fassent l’objet des sanctions les plus graves. La radiation et les suspensions de revenu doivent devenir exceptionnelles.
1.5. Relancer la réduction du temps de travail
Le candidat Emmanuel Macron proposait de défiscaliser à nouveau les heures supplémentaires, en réintroduisant un dispositif inauguré pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une mesure qui incite à concentrer encore davantage le temps de travail sur les uns, au risque du burn out, cependant que les autres restent au chômage. Il faut aller dans une tout autre direction.
Au nom du droit à l’emploi des uns et du droit au temps libre des autres, il convient de relancer le partage du temps de travail. Dans cette direction, le GR-PACT propose notamment :
- Une abrogation des mesures qui ont détricoté les 35 heures dans les années 2000.
- Une augmentation des majorations pour heures supplémentaires, afin d’inciter à l’embauche plutôt qu’à l’augmentation du temps de travail ;
- Un passage aux trente-deux heures dans les cas d’annualisation du temps de travail.
1.6. Protéger le temps libre
Trop de salariés sont tenus de rester constamment à la disposition de leur employeur, parce qu’ils ne savent pas quand ils vont travailler, si ce n’est quelques jours, voire quelques heures à l’avance. Cette situation n’est pas seulement stressante ou déstabilisante. Elle est aussi nocive pour la société tout entière. Le temps libre est nécessaire à la vie familiale, à l’éducation et au soin des enfants, à l’entraide, à la vie associative, militante, aux créations intellectuelles et artistiques, à la formation… Ces activités sont cruciales pour la société et pour l’économie. Elles nécessitent de pouvoir être organisées, ce qui suppose de pouvoir les anticiper.
Pour toutes ces raisons, le GR-PACT propose que :
- la notion de « temps libre » remplace l’actuel « temps de repos » ;
- un droit effectif à la déconnexion soit garanti pendant la totalité du temps libre ;
- un droit à la prévisibilité de l’emploi du temps, ou un « droit à l’agenda » soit créé : un emploi du temps ne doit plus pouvoir être modifié sans l’accord du salarié, ni sans respect d’un délai de préavis suffisant qui lui permette de réorganiser ses autres activités, professionnelles ou extra-professionnelles.
1.7. Étendre le champ d’application du code du travail aux travailleurs dépendants
Essaimage, ubérisation, faux auto-entrepreneurs, travailleurs externalisés. De nombreux travailleurs sont actuellement qualifiés de travailleurs indépendants alors qu’ils sont, en réalité, en position de faiblesse. Se constitue ainsi progressivement une sorte de sous-salariat, privé des garanties élémentaires du droit du travail. Contre cette tendance, le champ d’application du code du travail doit être étendu à tous les travailleurs en situation de faiblesse, de dépendance.
Deux nouvelles catégories de salariés sont dès lors proposées par le GR-PACT : les salariés autonomes et, sur le modèle du droit des travailleurs à domicile, les salariés externalisés. Des règles spécifiques permettent d’intégrer ces travailleurs dans les protections du code du travail, tout en préservant l’autonomie dont ils peuvent bénéficier, notamment sur la fixation de leur emploi du temps.
1.8. Généraliser le CDI et supprimer les CDD
La loi d’habilitation pour adopter des ordonnances prévoit de permettre aux conventions collectives d’élargir les cas de recours au contrat à durée déterminée (CDD) et de généraliser le contrat de chantier. Les statuts précaires seront de fait d’un usage simplifié, au risque de voir la précarité s’accroître.
L’idée du code proposé par la GR-PACT est inverse. Elle vise à réduire la précarité de ceux qui, actuellement, sont en contrats à durée déterminée, en supprimant les CDD et en les remplaçant par la faculté de conclure dans les contrats de travail des clauses de durée initiale. Ce qui mérite quelques explications.
Le constat de départ est le suivant : souvent, les salariés sous contrat à durée déterminée (CDD) espèrent que leur contrat sera renouvelé. Le non-renouvellement est alors vécu comme un licenciement. Pour cette raison, la proposition du GR-PACT étend certaines des protections du droit du licenciement à l’échéance d’un contrat à durée déterminée :
- droit à l’entretien préalable si le salarié a une ancienneté minimale ;
- droit au reclassement si d’autres postes sont disponibles.
L’échéance d’un CDD devient ainsi une sorte de licenciement simplifié. En d’autres termes, les CDD ne sont plus de véritables CDD. Ils deviennent des CDI, dotés de « clauses de durée initiale », lesquelles prévoient la possibilité du licenciement lorsque la tâche stipulée ou le remplacement d’un salarié absent cesse. Les cas dans lesquels il est possible de recourir à ces clauses sont strictement encadrés, sur le modèle des cas de recours actuels au CDD.
La précarité juridique est ainsi sensiblement réduite en intensité. Cette mesure devrait aussi rendre la précarité plus exceptionnelle, puisque ces clauses de durée initiale sont bien moins incitatives pour les employeurs que les actuels CDD.
1.9. Ordonner un congé paternité égal au congé maternité, pour lutter contre les discriminations subies par les femmes
Actuellement certains employeurs hésitent à embaucher les jeunes femmes de crainte que celles-ci ne partent ultérieurement en congé maternité. Ceci s’observe particulièrement pour les postes à forte responsabilité.
Pour supprimer cette cause de discrimination, le GR-PACT propose d’accorder aux pères un congé calqué sur l’actuel congé maternité. Ce congé, qui s’ajouterait au congé maternité actuel, permettrait aux pères de mieux s’occuper de leur(s) enfant(s) dans les mois qui suivent la naissance et aux mères de mieux se reposer durant cette période.
Surtout, ce congé paternité, impératif, rendra les hommes aussi enclins que les femmes à partir en congé. Il contribuera à lutter contre les discriminations à l’embauche.
1.10. Imposer aux véritables détenteurs du pouvoir dans l’entreprise d’assumer leurs responsabilités
Actuellement, les techniques du droit des sociétés et de l’optimisation sociale permettent aux détenteurs du pouvoir et aux centres de profit de s’isoler et d’échapper à leurs responsabilités d’employeur. Ces techniques permettent de contourner la représentation du personnel ou le droit du licenciement. Elles permettent même, parfois, de ne pas payer les salaires dus. Il convient de faire cesser cette situation. Plusieurs mesures issues de la proposition faite par le GR-PACT d’un autre code du travail permettraient aux salariés de se retourner contre leurs véritables employeurs. Il s’agit de faire en sorte que les véritables détenteurs du pouvoir et bénéficiaires des profits assument leurs responsabilités vis-à-vis de leurs salariés.
- L’actionnaire dominant, lorsqu’il en existe un, pourra être entendu par les représentants du personnel.
- L’assurance générale des salaires pourra se retourner contre l’actionnaire dominant pour récupérer tout ou partie des salaires qui sont restés impayés.
- Les agences de travail temporaire seront transformées en centres d’aide à la gestion du personnel, afin que le travailleur temporaire soit directement lié par contrat de travail avec l’utilisateur de son travail.
1.11. Mieux protéger la santé des personnes
Alors que le gouvernement en prévoit la suppression, le GR-PACT propose non seulement de maintenir, mais de renforcer le CHSCT. Les compétences du comité de santé et des conditions de travail sont élargies aux risques pour la santé publique et l’environnement que l’activité de l’entreprise peut susciter.
L’inspecteur du travail reçoit la possibilité de prendre toutes mesures utiles visant à soustraire immédiatement un travailleur d’une situation de danger grave pour sa vie ou sa santé.
Une meilleure indépendance des médecins du travail est organisée par la généralisation des services externalisés de la médecine du travail.
1.12. Renforcer la démocratie sociale dans et hors de l’entreprise
À rebours d’une certaine idéologie montante, il ne nous a pas semblé que l’on améliorait la démocratie en supprimant des élections, bien au contraire. C’est pourquoi :
- les élections prud’homales doivent être rétablies (elles ont été supprimées par le précédent gouvernement et remplacées par une désignation par les organisations syndicales et par les organisations patronales) ;
- une élection directe des membres du comité de santé et des conditions de travail est proposée (alors qu’actuellement ceux-ci sont élus indirectement par les délégués du personnel et les élus du comité d’entreprise) ;
- l’élection indirecte des comités centraux d’entreprise doit être remplacée par une élection directe (là aussi, l’élection est aujourd’hui indirecte).
1.13. Renforcer le droit au juge
Afin de permettre une réelle efficacité du droit du travail, il est proposé que soit créé un ordre juridictionnel social, compétent pour tous les litiges du travail, privé et public, ainsi que pour les questions de sécurité sociale et d’’aide sociale. L’objectif est d’éviter au maximum l’éclatement des contentieux entre salariés et employeurs qui est actuellement à l’origine de nombreuses situations kafkaïennes (par exemple, pour contester un licenciement économique collectif, il faut aujourd’hui saisir successivement le tribunal administratif, puis le Conseil de prud’hommes… La lenteur et le coût de l’action en justice sont ainsi multipliés).
En contrepartie de l’aggravation des sanctions en cas de licenciement injustifié, une procédure de résolution judiciaire du contrat de travail est proposée. Cette procédure devrait permettre à un employeur de s’informer rapidement auprès du juge sur la pertinence ou non de la rupture du contrat de travail envisagée.
Et il ne s’agit que de quelques exemples… Le droit du travail a vraiment besoin de réformes. Mais celles-ci doivent aller dans le sens d’une clarification et d’une amélioration.
En proposant une refonte complète du droit du travail, le travail du GR-PACT n’en reste pas moins modeste. Il s’agit d’un code du travail nouveau, mais à droit des sociétés, à droit de l’aide sociale, à droit fiscal, à droit commercial, à droit civil, à droit européen et constitutionnel… constants. Seul le code du travail est réécrit. Et la refonte du droit du travail seul ne peut pas être la proposition d’un véritable changement de société. Ce n’est pas en réformant le seul droit du travail que l’on supprime le capitalisme ou que l’on repense le droit de propriété ou que l’on imagine ce que pourrait être une hyper démocratie.
Pour penser plus loin, il faut tenter de tout reconstruire. Tel est le travail mené dans Voyage en misarchie.
2. Sur la misarchie
Le mot « Misarchie » est un mot construit sur les racines « mis » et « archie ». « Mis » vient du verbe grec misein qui signifie détester, haïr, comme dans « misogyne », qui hait les femmes, « misanthrope », qui hait les êtres humains... et « archie » vient de arkos, le chef. Comme dans « monarchie », système avec un seul chef, ou « anarchie », sans chef. Étymologiquement, la misarchie est le régime qui « déteste les chefs », la domination, le pouvoir. Cette idée de base est banale. Elle est commune à tous ceux qui apprécient la liberté et l’égalité. Le pouvoir porte atteinte à la liberté des soumis et il est une inégalité entre celui qui commande et celui qui obéit. Le pouvoir nuit donc à la fois à la l’égalité et à la liberté. Favoriser à la fois la liberté et l’égalité, c’est lutter contre le pouvoir. C’est ce que prétendent ou prétendaient faire les démocraties, c’est ce qui est mieux permis par la misarchie.
Le Voyage en misarchie reprend la forme traditionnelle des récits utopiques (une histoire romancée comprenant un voyage, un accident, la découverte d’un peuple aux règles étranges, le tout pour, en réalité, proposer un changement politique radical). Mais il s’en écarte sur un point essentiel : les êtres humains ne s’y sont pas améliorés. La misarchie n’est pas un système pour des humains rendu bons par des règles également bonnes. Il s’agit d’un système pensé pour être applicable, dans le monde actuel, avec des humains tels qu’ils existent, à l’échelle d’un pays grand à peu près comme la France et dans un environnement international égal à celui qui existe aujourd’hui. Cette utopie n’est donc pas un monde parfait. L’idée même de monde parfait est d’ailleurs une horreur à tendance totalitaire. La misarchie est plutôt un bricolage normatif où tout principe trouve ses tempéraments et ses exceptions. Une suite de compromis divers et fluctuants, au sein d’idées habituellement présentées comme contradictoires. C’est aussi un lieu de débats continuels, ce qui correspond beaucoup mieux à l’idée que l’on peut se faire d’un monde anti-autoritaire, d’un monde où chacun est autorisé à exprimer et à vivre ce qui fait sa spécificité.
La misarchie est une proposition globale qui traite un peu de tout… mais il est possible d’en expliciter quelques grandes lignes.
2.1. Supprimer le capitalisme, généraliser l’autogestion, mais défendre et protéger la liberté d’entreprendre
Chacun doit pouvoir monter et développer librement son entreprise. Mais la démocratie doit l’emporter aussi dans les entreprises et personne ne doit pouvoir être exproprié à vie des moyens de son travail. Pour concilier ces deux exigences un peu contradictoires, il est possible de s’appuyer sur la dimension temporelle. Aux entrepreneurs qui montent leur boîte et y consacrent leurs économies est accordé une part sociale préférentielle, qui garantit leur pouvoir sur leur entreprise… pendant un temps. Un temps suffisamment long pour que les salariés puissent rembourser l’entrepreneur – qui est aussi un travailleur – de son apport et pour qu’il fasse un profit suffisant. Un temps qui peut donc être long pour les petits entrepreneurs, dix ans, vingt ans... Mais un temps au-delà duquel, progressivement, les salariés deviennent associés, égaux, dans leur entreprise. L’autogestion devient l’avenir de toute entreprise, sans porter atteinte à la liberté d’entreprendre, cruciale si l’on veut que chacun puisse exprimer son énergie ou ses idées dans la création d’une entreprise.
2.2. Assurer les fonctions de l’État sans État
Actuellement, l’État est considéré comme absolument indissociable d’un certain nombre de choses indispensables, comme les services publics, la force publique, l’impôt, ou même le droit. Ces éléments sont effectivement indispensables, tant que les êtres humains ne sont pas des anges. Et ils le sont d’autant plus si l’on souhaite limiter les inégalités. En revanche, l’État n’est nullement nécessaire à l’organisation, même juridique, de ces éléments.
L’État est une idée datée, directement liée au monothéisme et à l’idée selon laquelle tout pouvoir doit venir d’un sommet, d’une entité supérieure, unique. De l’idée du Dieu unique et tout-puissant est venue l’idée de souveraineté. La monarchie de droit divin fut la copie de cette idée. Et l’État démocratique appuyé sur la souveraineté populaire, la copie de cette copie.
En réalité, le peuple est une multitude qui parle d’une multitude de voix. Le peuple ne parle pas d’une voix. Il n’a pas non plus de volonté. Ce qui existe ce sont des personnes qui parlent au nom du peuple et qui se prétendent l’expression du souverain.
Il serait beaucoup plus démocratique et beaucoup plus sain d’abandonner l’idée d’un pouvoir supérieur mystique. Et, pour ce faire, de couper la tête de l’État. Il est alors possible de penser d’autres pouvoirs publics, plus démocratiques, plus divisés, chacun spécialisé dans un domaine et aucun n’ayant de prétention à être le sommet de tous, avec partout des assemblées tirées au sort pour contrebalancer les assemblées élues, une spécialisation des assemblées par domaine de compétence, etc.
Ceci n’interdit nullement d’avoir des organisations, dotées d’assemblée élues et tirées au sort chargées de collecter l’impôt, ou d’organiser une éducation gratuite et obligatoire, de financer les services de santé gratuits, etc.
2.3. Réformer le droit de propriété.
Le droit de propriété est parfois l’outil de l’indépendance, de l’autonomie, lorsque la propriété d’un bien est accordée à celui qui use du bien. Il est parfois un outil de domination, lorsque la propriété est accordée à celui qui n’use pas du bien. Il peut aussi être un outil en défense de l’égalité, lorsque la propriété est répartie, ou un outil d’accumulation et d’inégalité, lorsqu’elle est accaparée.
Réformer la propriété pour la renforcer dans ses fonctions utiles et l’affaiblir dans ses effets nocifs est une question centrale, bien difficile à résumer en quelques lignes.
En misarchie, par exemple, la plupart des propriétés sont fondantes, afin de limiter l’accumulation. Autre exemple, la location immobilière, qui sépare le propriétaire de l’utilisateur, est en principe prohibée.
Pour réaliser cette idée, qui rend tous les habitants d’un logement propriétaire de leur logement, il suffit de penser un service public, qui prête à taux bas ou nul, sur 20-30-40 ans, et qui s’engage à racheter au même prix, moins les éventuels coûts de remise en état. Cela peut permettre d’acheter à court terme et pour un coût inférieur à celui d’un loyer. Cela par ailleurs permet d’abaisser le prix de l’immobilier, le marché de la location et donc l’immobilier spéculatif ayant disparu.
2.4. Partager le travail
Les seize premières heures de travail par semaine seraient presque exemptées de toute cotisation sociale et de tout impôt en deçà d’un certain montant. Avec une augmentation du salaire minimum, pour ces premières heures au moins, cela permettrait de gagner sa vie, simple, en seize heures (d’autant mieux si le prix du logement s’est effondré). Au-delà, pour gagner plus, il serait possible de faire des heures supplémentaires. Personne ne veut interdire de beaucoup travailler. Mais les heures supplémentaires seraient lourdement taxées. Ce qui compenserait les pertes de cotisation sur les premières heures, coûterait sensiblement plus cher aux employeurs, incités à embaucher plus, et rapporterait nettement moins aux salariés, incités à laisser du travail aux autres.
Au final, si tout le monde travaille, sans même réduire le nombre d’heures globalement travaillées dans une société, le temps de travail moyen pourrait être fortement réduit. L’idée d’une société où en moyenne les personnes travaillent vingt-quatre heures par semaine apparaît tout à fait réaliste.
Aucune des règles proposées/présentées dans la Proposition de Code du travail, aucune des règles proposées/présentées dans le Voyage en misarchie n’est un idéal. Toutes sont des solutions de compromis approximatifs. Mais toutes sont l’expression d’autres possibles.
Car s’il est mensonge contre lequel il convient de se battre, c’est bien celui selon lequel les politiques actuelles seraient les seules possibles. Ces politiques ne cessent de renforcer les inégalités, la soumission, l’autoritarisme d’État et l’autoritarisme patronal. Pire, elles quittent peu à peu les valeurs humanistes sans lesquelles il n’est pas de paix possible. Non seulement ces politiques ne sont pas les seules possibles. Mais elles ne sont tout simplement plus soutenables. Repartir dans un sens radicalement inverse est non seulement réaliste, c’est aussi urgent et nécessaire.
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Notes
[1] Projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, adopté le adopté par le Sénat le 18 juillet dernier.
[2] Projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, adopté par l’Assemblée nationale, adopté par l’Assemblée nationale le 13 juillet dernier.
[3] Le Groupe de recherche pour un autre code du travail (GR-PACT) est composé de Gilles Auzero, Dirk Baugard, Pierre-Emmanuel Berthier, Michèle Bonnechère, Vincent Bonnin, Augustin Boujeka, Laure Camaji, Florence Debord, Josepha Dirringer, Emmanuel Dockès (coordination), Carole Giraudet, Ylias Ferkane, Franck Héas, Julien Icard, Anja Johansson, Sylvaine Laulom, Hélène Melmi, Cécile Nicod, Jean Pélissier, Sophie Rozez, Morgan Sweeney, Sébastien Tournaux, Christophe Vigneau.
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Par Emmanuel Dockès
Lire sur le site Attac (19/09/2017)
Liés lors de leur apparition, le social et le démocratique apparaissent aujourd’hui liés dans leur chute. Depuis plusieurs décennies maintenant, le mouvement de destruction du droit social et celui de l’effritement de la démocratie vont de pair. Les derniers épisodes, à base de lois anti-terroriste, d’état d’urgence, de loi Macron du 6 août 2015, Rebsamen du 17 août 2015 et El Khomri du 8 août 2016 sont présents dans toutes les mémoires. Et l’actualité n’est que l’accélération, effarante, de cette direction délétère. Les premiers grands projets du gouvernement en sont la caricature. Le projet de loi antiterroriste [1] crée une sorte d’état d’urgence permanent et adopte certaines mesures indignes d’un État de droit, mais dignes d’un État policier (généralisation des perquisitions, des assignations administratives à résidence, etc.). Le projet de loi qui habilite le gouvernement à réduire le droit du travail par ordonnances [2] permet de faciliter les licenciements – même ceux qui sont dépourvus de toute justification –, d’étendre le recours aux contrats précaires, de conclure par référendum des conventions collectives contre les organisations syndicales présentes dans l’entreprise, de réduire le nombre d’élus du personnel... Il permet même de procéder à certaines régressions dans le domaine de la sécurité et de la santé des travailleurs, ce qui est nouveau (affaiblissement du compte pénibilité, réduction des obligations de reclasser les salariés victimes d’accidents du travail, suppression du CHSCT…).
Face à cet affaiblissement social et démocratique, progressif mais continuel, les résistances sont nombreuses. Le mouvement contre la loi El Khomri en fut un moment exemplaire. Et ces résistances, incontestablement, ralentissent la chute et gagnent un temps précieux sur le pire. C’est par ces résistances que nous ne sommes pas (encore ?) dans la situation dramatique qui est celle de certains de nos voisins (Pologne, Hongrie…). Mais ralentir la chute en se cramponnant à l’existant ne suffit pas. D’autant qu’avec toutes les défaites du passé, cet existant n’est guère séduisant. Résister ne suffit plus, il convient de contre-attaquer et d’affirmer clairement non plus seulement ce contre quoi nous sommes, mais ce pour quoi nous sommes. Et ce n’est pas l’existant. Loin s’en faut.
Mon travail de ces dernières années s’est concentré sur la recherche de ces propositions d’avenirs possibles.
Contre la destruction progressive du droit social, avec une vingtaine de collègues universitaires qui composent le GR-PACT [3] et en concertation avec de nombreux acteurs du droit social, et notamment d’organisations syndicales, nous avons écrit un autre code du travail. Cette Proposition de code du travail, publiée aux éditions Dalloz, est consultable et discutée ; elle est quatre fois plus courte que les textes actuels, mais elle n’est pas moins protectrice – au contraire – tout en étant mieux adaptée aux difficultés de notre temps.
Plus généralement, contre l’autoritarisme qui monte, j’ai écrit une utopie concrète, un Voyage en misarchie (Éd. du Détour, 2017), qui vise à décrire ce que pourrait être un autre système juridique complet, un au-delà de la démocratie qui aille véritablement plus loin dans la recherche de la liberté et de l’égalité, qui aille jusqu’à faire disparaître le capitalisme et l’État, sans oublier d’être réaliste et sans abandonner la liberté d’entreprendre, ni la propriété utile, ni l’impôt, ni les cotisations sociales, ni les services publics gratuits, ni ce qui, dans les fonctions régaliennes, demeure indispensable tant que l’être humain reste ce qu’il est.
Il est possible de dire quelques mots, un peu plus précisément, de ces deux projets.
1. Sur la proposition de code du travail
La réécriture complète du code du travail a été l’occasion de faire des propositions de réformes dans tous les domaines du droit du travail. Celles-ci sont, logiquement, en direction strictement inverse des projets actuels du gouvernement. Il est possible d’en lister quelques-unes.
1.1. Rendre le code du travail plus accessible et plus court
Le droit est un outil qui doit pouvoir être utilisé par les justiciables, travailleurs et employeurs. Un droit incompréhensible, donc inutilisable, est inacceptable dans une société démocratique. Le gouvernement annonce de nouveaux textes fleuves qui ne feront que complexifier encore le droit du travail, à l’image de ce qu’a fait la loi El Khomri.
La proposition du GR-PACT est, elle, une véritable simplification. Elle divise par quatre le volume des textes qu’elle remplace. Elle a été écrite dans un constant souci de la lisibilité.
1.2. Revenir au principe de faveur
Le Président et le gouvernement envisagent de renforcer (encore !) la possibilité de détruire des avantages sociaux par le biais de conventions collectives d’entreprise.
Dans la proposition du GR-PACT, en revanche :
- L’adaptation de la loi par convention collective n’est admise qu’à titre exceptionnel, sous conditions de contreparties claires et prédéfinies par la loi.
- Une convention d’entreprise ne peut pas déroger à une convention collective de branche, sauf si celle-ci le prévoit expressément.
- Les avantages négociés dans les contrats individuels de travail ne peuvent plus être réduits sans l’accord du salarié.
Ce retour du principe de faveur progressivement mis à mal au cours des dernières décennies redonne à la loi sa finalité première : définir un socle de protection minimal, égal pour tous. Il permet aux conventions collectives de branche d’égaliser les conditions de la concurrence entre toutes les entreprises d’un secteur. Il permet enfin de respecter le consentement du salarié.
1.3. Annuler les licenciements injustifiés
Il est prévu de plafonner cet été le coût des licenciements injustifiés, c’est-à-dire sans cause réelle et sérieuse. Cela rendra ce coût prévisible et tout à fait abordable pour les grandes entreprises qui dégagent de gros bénéfices. C’est tout l’inverse qu’il faut faire. Pour lutter contre les licenciements injustifiés, il convient de renforcer la sanction de cette violation de la loi. C’est pourquoi le GR-PACT propose de généraliser la nullité des licenciements injustifiés. Cela ouvre aux salariés un droit à la réintégration, lorsque celle-ci est possible. Cela permet aussi une plus forte indemnisation, qui peut aller jusqu’à plusieurs années de salaires dans certains cas. La violation de la loi est ainsi associée à une sanction véritablement dissuasive.
Dans les petites entreprises (moins de dix salariés), il est prévu que le juge puisse réduire cette sanction, en cas de circonstances économiques difficiles ou lorsqu’il s’agit d’une simple maladresse d’un employeur inexpérimenté.
1.4. Refondre le statut du chômeur
Actuellement, la chasse aux prétendus « faux » chômeurs est rouverte. Pour un retard, pour une absence à une convocation, parfois même pour une simple erreur, des chômeurs peuvent être privés de toute indemnisation et donc de tout revenu. Les chômeurs sont de plus en plus infantilisés et subordonnés. Et il est envisagé par Emmanuel Macron de renforcer encore les obligations des chômeurs et leurs sanctions en cas de non-respect à ces obligations…
À contre-courant de cette évolution, le GR-PACT propose d’accorder aux demandeurs d’emploi toutes les garanties d’une procédure préalable, contradictoire et transparente avant toute sanction ou radiation. De plus, il propose que seules les fautes les plus graves fassent l’objet des sanctions les plus graves. La radiation et les suspensions de revenu doivent devenir exceptionnelles.
1.5. Relancer la réduction du temps de travail
Le candidat Emmanuel Macron proposait de défiscaliser à nouveau les heures supplémentaires, en réintroduisant un dispositif inauguré pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’une mesure qui incite à concentrer encore davantage le temps de travail sur les uns, au risque du burn out, cependant que les autres restent au chômage. Il faut aller dans une tout autre direction.
Au nom du droit à l’emploi des uns et du droit au temps libre des autres, il convient de relancer le partage du temps de travail. Dans cette direction, le GR-PACT propose notamment :
- Une abrogation des mesures qui ont détricoté les 35 heures dans les années 2000.
- Une augmentation des majorations pour heures supplémentaires, afin d’inciter à l’embauche plutôt qu’à l’augmentation du temps de travail ;
- Un passage aux trente-deux heures dans les cas d’annualisation du temps de travail.
1.6. Protéger le temps libre
Trop de salariés sont tenus de rester constamment à la disposition de leur employeur, parce qu’ils ne savent pas quand ils vont travailler, si ce n’est quelques jours, voire quelques heures à l’avance. Cette situation n’est pas seulement stressante ou déstabilisante. Elle est aussi nocive pour la société tout entière. Le temps libre est nécessaire à la vie familiale, à l’éducation et au soin des enfants, à l’entraide, à la vie associative, militante, aux créations intellectuelles et artistiques, à la formation… Ces activités sont cruciales pour la société et pour l’économie. Elles nécessitent de pouvoir être organisées, ce qui suppose de pouvoir les anticiper.
Pour toutes ces raisons, le GR-PACT propose que :
- la notion de « temps libre » remplace l’actuel « temps de repos » ;
- un droit effectif à la déconnexion soit garanti pendant la totalité du temps libre ;
- un droit à la prévisibilité de l’emploi du temps, ou un « droit à l’agenda » soit créé : un emploi du temps ne doit plus pouvoir être modifié sans l’accord du salarié, ni sans respect d’un délai de préavis suffisant qui lui permette de réorganiser ses autres activités, professionnelles ou extra-professionnelles.
1.7. Étendre le champ d’application du code du travail aux travailleurs dépendants
Essaimage, ubérisation, faux auto-entrepreneurs, travailleurs externalisés. De nombreux travailleurs sont actuellement qualifiés de travailleurs indépendants alors qu’ils sont, en réalité, en position de faiblesse. Se constitue ainsi progressivement une sorte de sous-salariat, privé des garanties élémentaires du droit du travail. Contre cette tendance, le champ d’application du code du travail doit être étendu à tous les travailleurs en situation de faiblesse, de dépendance.
Deux nouvelles catégories de salariés sont dès lors proposées par le GR-PACT : les salariés autonomes et, sur le modèle du droit des travailleurs à domicile, les salariés externalisés. Des règles spécifiques permettent d’intégrer ces travailleurs dans les protections du code du travail, tout en préservant l’autonomie dont ils peuvent bénéficier, notamment sur la fixation de leur emploi du temps.
1.8. Généraliser le CDI et supprimer les CDD
La loi d’habilitation pour adopter des ordonnances prévoit de permettre aux conventions collectives d’élargir les cas de recours au contrat à durée déterminée (CDD) et de généraliser le contrat de chantier. Les statuts précaires seront de fait d’un usage simplifié, au risque de voir la précarité s’accroître.
L’idée du code proposé par la GR-PACT est inverse. Elle vise à réduire la précarité de ceux qui, actuellement, sont en contrats à durée déterminée, en supprimant les CDD et en les remplaçant par la faculté de conclure dans les contrats de travail des clauses de durée initiale. Ce qui mérite quelques explications.
Le constat de départ est le suivant : souvent, les salariés sous contrat à durée déterminée (CDD) espèrent que leur contrat sera renouvelé. Le non-renouvellement est alors vécu comme un licenciement. Pour cette raison, la proposition du GR-PACT étend certaines des protections du droit du licenciement à l’échéance d’un contrat à durée déterminée :
- droit à l’entretien préalable si le salarié a une ancienneté minimale ;
- droit au reclassement si d’autres postes sont disponibles.
L’échéance d’un CDD devient ainsi une sorte de licenciement simplifié. En d’autres termes, les CDD ne sont plus de véritables CDD. Ils deviennent des CDI, dotés de « clauses de durée initiale », lesquelles prévoient la possibilité du licenciement lorsque la tâche stipulée ou le remplacement d’un salarié absent cesse. Les cas dans lesquels il est possible de recourir à ces clauses sont strictement encadrés, sur le modèle des cas de recours actuels au CDD.
La précarité juridique est ainsi sensiblement réduite en intensité. Cette mesure devrait aussi rendre la précarité plus exceptionnelle, puisque ces clauses de durée initiale sont bien moins incitatives pour les employeurs que les actuels CDD.
1.9. Ordonner un congé paternité égal au congé maternité, pour lutter contre les discriminations subies par les femmes
Actuellement certains employeurs hésitent à embaucher les jeunes femmes de crainte que celles-ci ne partent ultérieurement en congé maternité. Ceci s’observe particulièrement pour les postes à forte responsabilité.
Pour supprimer cette cause de discrimination, le GR-PACT propose d’accorder aux pères un congé calqué sur l’actuel congé maternité. Ce congé, qui s’ajouterait au congé maternité actuel, permettrait aux pères de mieux s’occuper de leur(s) enfant(s) dans les mois qui suivent la naissance et aux mères de mieux se reposer durant cette période.
Surtout, ce congé paternité, impératif, rendra les hommes aussi enclins que les femmes à partir en congé. Il contribuera à lutter contre les discriminations à l’embauche.
1.10. Imposer aux véritables détenteurs du pouvoir dans l’entreprise d’assumer leurs responsabilités
Actuellement, les techniques du droit des sociétés et de l’optimisation sociale permettent aux détenteurs du pouvoir et aux centres de profit de s’isoler et d’échapper à leurs responsabilités d’employeur. Ces techniques permettent de contourner la représentation du personnel ou le droit du licenciement. Elles permettent même, parfois, de ne pas payer les salaires dus. Il convient de faire cesser cette situation. Plusieurs mesures issues de la proposition faite par le GR-PACT d’un autre code du travail permettraient aux salariés de se retourner contre leurs véritables employeurs. Il s’agit de faire en sorte que les véritables détenteurs du pouvoir et bénéficiaires des profits assument leurs responsabilités vis-à-vis de leurs salariés.
- L’actionnaire dominant, lorsqu’il en existe un, pourra être entendu par les représentants du personnel.
- L’assurance générale des salaires pourra se retourner contre l’actionnaire dominant pour récupérer tout ou partie des salaires qui sont restés impayés.
- Les agences de travail temporaire seront transformées en centres d’aide à la gestion du personnel, afin que le travailleur temporaire soit directement lié par contrat de travail avec l’utilisateur de son travail.
1.11. Mieux protéger la santé des personnes
Alors que le gouvernement en prévoit la suppression, le GR-PACT propose non seulement de maintenir, mais de renforcer le CHSCT. Les compétences du comité de santé et des conditions de travail sont élargies aux risques pour la santé publique et l’environnement que l’activité de l’entreprise peut susciter.
L’inspecteur du travail reçoit la possibilité de prendre toutes mesures utiles visant à soustraire immédiatement un travailleur d’une situation de danger grave pour sa vie ou sa santé.
Une meilleure indépendance des médecins du travail est organisée par la généralisation des services externalisés de la médecine du travail.
1.12. Renforcer la démocratie sociale dans et hors de l’entreprise
À rebours d’une certaine idéologie montante, il ne nous a pas semblé que l’on améliorait la démocratie en supprimant des élections, bien au contraire. C’est pourquoi :
- les élections prud’homales doivent être rétablies (elles ont été supprimées par le précédent gouvernement et remplacées par une désignation par les organisations syndicales et par les organisations patronales) ;
- une élection directe des membres du comité de santé et des conditions de travail est proposée (alors qu’actuellement ceux-ci sont élus indirectement par les délégués du personnel et les élus du comité d’entreprise) ;
- l’élection indirecte des comités centraux d’entreprise doit être remplacée par une élection directe (là aussi, l’élection est aujourd’hui indirecte).
1.13. Renforcer le droit au juge
Afin de permettre une réelle efficacité du droit du travail, il est proposé que soit créé un ordre juridictionnel social, compétent pour tous les litiges du travail, privé et public, ainsi que pour les questions de sécurité sociale et d’’aide sociale. L’objectif est d’éviter au maximum l’éclatement des contentieux entre salariés et employeurs qui est actuellement à l’origine de nombreuses situations kafkaïennes (par exemple, pour contester un licenciement économique collectif, il faut aujourd’hui saisir successivement le tribunal administratif, puis le Conseil de prud’hommes… La lenteur et le coût de l’action en justice sont ainsi multipliés).
En contrepartie de l’aggravation des sanctions en cas de licenciement injustifié, une procédure de résolution judiciaire du contrat de travail est proposée. Cette procédure devrait permettre à un employeur de s’informer rapidement auprès du juge sur la pertinence ou non de la rupture du contrat de travail envisagée.
Et il ne s’agit que de quelques exemples… Le droit du travail a vraiment besoin de réformes. Mais celles-ci doivent aller dans le sens d’une clarification et d’une amélioration.
En proposant une refonte complète du droit du travail, le travail du GR-PACT n’en reste pas moins modeste. Il s’agit d’un code du travail nouveau, mais à droit des sociétés, à droit de l’aide sociale, à droit fiscal, à droit commercial, à droit civil, à droit européen et constitutionnel… constants. Seul le code du travail est réécrit. Et la refonte du droit du travail seul ne peut pas être la proposition d’un véritable changement de société. Ce n’est pas en réformant le seul droit du travail que l’on supprime le capitalisme ou que l’on repense le droit de propriété ou que l’on imagine ce que pourrait être une hyper démocratie.
Pour penser plus loin, il faut tenter de tout reconstruire. Tel est le travail mené dans Voyage en misarchie.
2. Sur la misarchie
Le mot « Misarchie » est un mot construit sur les racines « mis » et « archie ». « Mis » vient du verbe grec misein qui signifie détester, haïr, comme dans « misogyne », qui hait les femmes, « misanthrope », qui hait les êtres humains... et « archie » vient de arkos, le chef. Comme dans « monarchie », système avec un seul chef, ou « anarchie », sans chef. Étymologiquement, la misarchie est le régime qui « déteste les chefs », la domination, le pouvoir. Cette idée de base est banale. Elle est commune à tous ceux qui apprécient la liberté et l’égalité. Le pouvoir porte atteinte à la liberté des soumis et il est une inégalité entre celui qui commande et celui qui obéit. Le pouvoir nuit donc à la fois à la l’égalité et à la liberté. Favoriser à la fois la liberté et l’égalité, c’est lutter contre le pouvoir. C’est ce que prétendent ou prétendaient faire les démocraties, c’est ce qui est mieux permis par la misarchie.
Le Voyage en misarchie reprend la forme traditionnelle des récits utopiques (une histoire romancée comprenant un voyage, un accident, la découverte d’un peuple aux règles étranges, le tout pour, en réalité, proposer un changement politique radical). Mais il s’en écarte sur un point essentiel : les êtres humains ne s’y sont pas améliorés. La misarchie n’est pas un système pour des humains rendu bons par des règles également bonnes. Il s’agit d’un système pensé pour être applicable, dans le monde actuel, avec des humains tels qu’ils existent, à l’échelle d’un pays grand à peu près comme la France et dans un environnement international égal à celui qui existe aujourd’hui. Cette utopie n’est donc pas un monde parfait. L’idée même de monde parfait est d’ailleurs une horreur à tendance totalitaire. La misarchie est plutôt un bricolage normatif où tout principe trouve ses tempéraments et ses exceptions. Une suite de compromis divers et fluctuants, au sein d’idées habituellement présentées comme contradictoires. C’est aussi un lieu de débats continuels, ce qui correspond beaucoup mieux à l’idée que l’on peut se faire d’un monde anti-autoritaire, d’un monde où chacun est autorisé à exprimer et à vivre ce qui fait sa spécificité.
La misarchie est une proposition globale qui traite un peu de tout… mais il est possible d’en expliciter quelques grandes lignes.
2.1. Supprimer le capitalisme, généraliser l’autogestion, mais défendre et protéger la liberté d’entreprendre
Chacun doit pouvoir monter et développer librement son entreprise. Mais la démocratie doit l’emporter aussi dans les entreprises et personne ne doit pouvoir être exproprié à vie des moyens de son travail. Pour concilier ces deux exigences un peu contradictoires, il est possible de s’appuyer sur la dimension temporelle. Aux entrepreneurs qui montent leur boîte et y consacrent leurs économies est accordé une part sociale préférentielle, qui garantit leur pouvoir sur leur entreprise… pendant un temps. Un temps suffisamment long pour que les salariés puissent rembourser l’entrepreneur – qui est aussi un travailleur – de son apport et pour qu’il fasse un profit suffisant. Un temps qui peut donc être long pour les petits entrepreneurs, dix ans, vingt ans... Mais un temps au-delà duquel, progressivement, les salariés deviennent associés, égaux, dans leur entreprise. L’autogestion devient l’avenir de toute entreprise, sans porter atteinte à la liberté d’entreprendre, cruciale si l’on veut que chacun puisse exprimer son énergie ou ses idées dans la création d’une entreprise.
2.2. Assurer les fonctions de l’État sans État
Actuellement, l’État est considéré comme absolument indissociable d’un certain nombre de choses indispensables, comme les services publics, la force publique, l’impôt, ou même le droit. Ces éléments sont effectivement indispensables, tant que les êtres humains ne sont pas des anges. Et ils le sont d’autant plus si l’on souhaite limiter les inégalités. En revanche, l’État n’est nullement nécessaire à l’organisation, même juridique, de ces éléments.
L’État est une idée datée, directement liée au monothéisme et à l’idée selon laquelle tout pouvoir doit venir d’un sommet, d’une entité supérieure, unique. De l’idée du Dieu unique et tout-puissant est venue l’idée de souveraineté. La monarchie de droit divin fut la copie de cette idée. Et l’État démocratique appuyé sur la souveraineté populaire, la copie de cette copie.
En réalité, le peuple est une multitude qui parle d’une multitude de voix. Le peuple ne parle pas d’une voix. Il n’a pas non plus de volonté. Ce qui existe ce sont des personnes qui parlent au nom du peuple et qui se prétendent l’expression du souverain.
Il serait beaucoup plus démocratique et beaucoup plus sain d’abandonner l’idée d’un pouvoir supérieur mystique. Et, pour ce faire, de couper la tête de l’État. Il est alors possible de penser d’autres pouvoirs publics, plus démocratiques, plus divisés, chacun spécialisé dans un domaine et aucun n’ayant de prétention à être le sommet de tous, avec partout des assemblées tirées au sort pour contrebalancer les assemblées élues, une spécialisation des assemblées par domaine de compétence, etc.
Ceci n’interdit nullement d’avoir des organisations, dotées d’assemblée élues et tirées au sort chargées de collecter l’impôt, ou d’organiser une éducation gratuite et obligatoire, de financer les services de santé gratuits, etc.
2.3. Réformer le droit de propriété.
Le droit de propriété est parfois l’outil de l’indépendance, de l’autonomie, lorsque la propriété d’un bien est accordée à celui qui use du bien. Il est parfois un outil de domination, lorsque la propriété est accordée à celui qui n’use pas du bien. Il peut aussi être un outil en défense de l’égalité, lorsque la propriété est répartie, ou un outil d’accumulation et d’inégalité, lorsqu’elle est accaparée.
Réformer la propriété pour la renforcer dans ses fonctions utiles et l’affaiblir dans ses effets nocifs est une question centrale, bien difficile à résumer en quelques lignes.
En misarchie, par exemple, la plupart des propriétés sont fondantes, afin de limiter l’accumulation. Autre exemple, la location immobilière, qui sépare le propriétaire de l’utilisateur, est en principe prohibée.
Pour réaliser cette idée, qui rend tous les habitants d’un logement propriétaire de leur logement, il suffit de penser un service public, qui prête à taux bas ou nul, sur 20-30-40 ans, et qui s’engage à racheter au même prix, moins les éventuels coûts de remise en état. Cela peut permettre d’acheter à court terme et pour un coût inférieur à celui d’un loyer. Cela par ailleurs permet d’abaisser le prix de l’immobilier, le marché de la location et donc l’immobilier spéculatif ayant disparu.
2.4. Partager le travail
Les seize premières heures de travail par semaine seraient presque exemptées de toute cotisation sociale et de tout impôt en deçà d’un certain montant. Avec une augmentation du salaire minimum, pour ces premières heures au moins, cela permettrait de gagner sa vie, simple, en seize heures (d’autant mieux si le prix du logement s’est effondré). Au-delà, pour gagner plus, il serait possible de faire des heures supplémentaires. Personne ne veut interdire de beaucoup travailler. Mais les heures supplémentaires seraient lourdement taxées. Ce qui compenserait les pertes de cotisation sur les premières heures, coûterait sensiblement plus cher aux employeurs, incités à embaucher plus, et rapporterait nettement moins aux salariés, incités à laisser du travail aux autres.
Au final, si tout le monde travaille, sans même réduire le nombre d’heures globalement travaillées dans une société, le temps de travail moyen pourrait être fortement réduit. L’idée d’une société où en moyenne les personnes travaillent vingt-quatre heures par semaine apparaît tout à fait réaliste.
Aucune des règles proposées/présentées dans la Proposition de Code du travail, aucune des règles proposées/présentées dans le Voyage en misarchie n’est un idéal. Toutes sont des solutions de compromis approximatifs. Mais toutes sont l’expression d’autres possibles.
Car s’il est mensonge contre lequel il convient de se battre, c’est bien celui selon lequel les politiques actuelles seraient les seules possibles. Ces politiques ne cessent de renforcer les inégalités, la soumission, l’autoritarisme d’État et l’autoritarisme patronal. Pire, elles quittent peu à peu les valeurs humanistes sans lesquelles il n’est pas de paix possible. Non seulement ces politiques ne sont pas les seules possibles. Mais elles ne sont tout simplement plus soutenables. Repartir dans un sens radicalement inverse est non seulement réaliste, c’est aussi urgent et nécessaire.
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Notes
[1] Projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, adopté le adopté par le Sénat le 18 juillet dernier.
[2] Projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, adopté par l’Assemblée nationale, adopté par l’Assemblée nationale le 13 juillet dernier.
[3] Le Groupe de recherche pour un autre code du travail (GR-PACT) est composé de Gilles Auzero, Dirk Baugard, Pierre-Emmanuel Berthier, Michèle Bonnechère, Vincent Bonnin, Augustin Boujeka, Laure Camaji, Florence Debord, Josepha Dirringer, Emmanuel Dockès (coordination), Carole Giraudet, Ylias Ferkane, Franck Héas, Julien Icard, Anja Johansson, Sylvaine Laulom, Hélène Melmi, Cécile Nicod, Jean Pélissier, Sophie Rozez, Morgan Sweeney, Sébastien Tournaux, Christophe Vigneau.
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Par Emmanuel Dockès
Lire sur le site Attac (19/09/2017)