27 Avr 2020
Voici le troisième des cinq textes qui font partie de la publication intitulée « L’impact sur le Sud des politiques financières européennes et des stratégies de coopération au développement et les alternatives possibles » élaboré dans le cadre du projet ReCommonsEurope. Depuis 2018, ce projet engage le CADTM, en collaboration avec l’association EReNSEP et le syndicat ELA, dans un travail visant à nourrir le débat sur les mesures qu’un gouvernement populaire en Europe devrait mettre en place prioritairement. Ce travail d’élaboration concerne tous les mouvements sociaux, toutes les personnes, tous les mouvements politiques qui veulent un changement radical en faveur des 99% .
Ainsi, une première phase de ce projet a abouti en 2019 avec la publication d’un « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe », qui a été signé par plus de 160 activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-rs-ses provenant de 21 pays d’Europe. Ce manifeste publié en 4 langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.
Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. A cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-s-es des pays du Sud et des pays du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : l’endettement des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord, les accords de libre-échange, les politiques migratoires et de gestion de frontières, le militarisme, le commerce des armes et les guerres, enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels.
Comme le montre la terrible crise de l’accueil des migrants qui est intervenue en mars 2020 à la frontière entre la Turquie et la Grèce, l’Union Européenne a adopté une politique inhumaine de forteresse assiégée [1]. La crise sanitaire liée au coronavirus touche en particulier les camps d’accueil comme celui de Lesbos à Moria. Ces camps constituent en soi une violation des droits fondamentaux de personnes fuyant les guerres et la précarité. Leur capacité d’accueil est largement dépassée depuis des années, ce qui ne fera que multiplier les victimes du coronavirus en son sein. Il est grand temps de mettre fin à cette politique.
Depuis les accords de Schengen en 1985, la question de la migration et les politiques mises en place pour la limiter sont une priorité pour les pays de l’Union européenne. Alors même que les accords de Schengen ouvraient les frontières entre pays membres, ils marquaient aussi le point de départ de la construction de l’Europe comme forteresse telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Ainsi, la politique européenne de frontières s’est progressivement durcie au fil des années, associant politiques migratoires aux politiques antiterroristes. Ce dangereux amalgame est devenu la justification des politiques frontalières européennes [2]. L’agence Frontex, responsable de coordonner la « protection » des frontières européennes, a vu son budget flamber de 6 à 330 millions d’euros entre 2005 et 2019. Cette impressionnante augmentation montre bien la place que les politiques de contrôle des personnes migrantes occupent dans l’UE actuelle. Ceci se traduit tout d’abord par le renforcement des frontières physiques, par le biais de murs et barrières sur au moins 990 km, et la dotation de moyens de surveillance de haute technologie. Il s’agit de frontières véritablement militarisées, qui cherchent à « protéger » le sol européen à l’image d’une cité assiégée par des « barbares ». En outre, quand nous parlons de frontières, il ne faut pas oublier que la principale est la mer Méditerranée. C’est aussi la plus mortifère, avec plus de 35000 personnes qui s’y sont noyées en moins de 20 ans.
Plus largement, il s’agit d’une approche des politiques de frontières qui est consubstantielle à l’agenda politique néolibéral. Les politiques d’ajustement structurel ont favorisé les capitaux des pays du Nord tout en augmentant la dépendance des pays du Sud global [3]. En somme, ce sont des politiques qui renouent avec les rapports coloniaux, en exacerbant la crise sociale dans la plupart des pays anciennement colonisés, et en poussant les personnes à migrer vers l’Europe.
Depuis quelques années, les pays européens ont cherché à délocaliser la gestion de la surveillance de cette frontière hautement mortifère. C’est en ce sens que le sommet de la Valette de 2016 a renforcé les programmes visant l’externalisation des frontières européennes [4]. Une externalisation qui consiste à déléguer à des pays qui ne font pas partie de l’Europe une part de la responsabilité de la gestion des questions migratoires comme l’accueil, l’asile ou encore le contrôle aux frontières. Cette politique poursuit deux objectifs principaux :
En effet, les frontières européennes sont repoussées de plus en plus loin. En juillet 2017, l’Italie, soutenue par l’UE et ses Etats membres, a ainsi signé un accord avec le gouvernement d’entente nationale libyen El-Sarraj, après avoir conclu un accord du même type avec la Turquie en 2016 et négocié des Pactes migratoires avec cinq pays africains. Après avoir fait porter sur les seules épaules des pays européens d’entrée, tels la Grèce et l’Italie, la prise en charge des demandeurs d’asile, selon la règle dite de « Dublin », l’UE cherche ainsi à repousser au-delà de la Méditerranée la gestion de ses frontières externes. Cette stratégie réduit sévèrement le droit d’asile et conduit à la violation des droits humains des personnes migrantes.
Ces mesures, justifiées par la « crise migratoire », touchent en premier lieu les pays du Sahel. Ainsi, sous prétexte de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, des missions militaires ont été déployées aux frontières malienne et somalienne et aux frontières de la République centrafricaine, des mesures qui font perdre à ces pays leur souveraineté et leur indépendance. Pareils déploiements ont donné des opportunités supplémentaires d’interférer dans les pays africains, comme l’ingérence flagrante de la France au Mali pour protéger ses intérêts coloniaux historiques lors de l’extension des groupes Touaregs, sous prétexte d’éliminer le terrorisme et le crime organisé, y compris « l’immigration illégale » [5].
D’une part, la logique qui sous-tend l’externalisation permet à l’UE et à ses Etats membres de ne pas assumer leurs engagements en termes d’accueil et ce, en violation de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951. D’autre part, l’externalisation permet à l’UE et à ses Etats membres de fuir leurs responsabilités en cas de violations de droits fondamentaux (violences et refoulement) pendant les opérations de contrôle aux frontières, qui se déroulent loin de ce que perçoit l’opinion publique européenne. Par le biais des rapports de domination que les pays européens entretiennent envers les pays du Sud, il n’est pas non plus tenu compte de l’opinion publique de ces derniers lorsqu’elle conteste ces politiques. En définitive, tandis que la fuite des capitaux et l’exploitation des ressources naturelles est tolérée sinon encouragée par les dictatures des pays du Sud, elle empêche les personnes de jouir de la liberté de mouvement et de circulation et les oblige à prendre des risques inouïs.
Au Conseil européen de 2016, les 28 chefs d’État se sont mis d’accord sur le lancement de pactes migratoires avec cinq pays pilotes africains (Migration Compacts). Ces pactes se traduisent dans des partenariats qui utilisent tous les outils dont l’UE a la compétence (aide au développement et commerce) pour engager les États africains à endiguer le flux des migrants vers les côtes européennes et à reprendre les personnes ayant transité par leurs pays ou leurs ressortissants. On assiste donc non seulement à une instrumentalisation de l’APD (Aide publique au développement) à des fins de limitation des migrations, mais également à une instrumentalisation du thème de la migration à des fins de facilitation d’investissements européens dans les pays tiers. Enfin, ces négociations ont lieu la plupart du temps dans une opacité totale, ce qui ne fait que renforcer leur aspect illégitime.
Pour faire en sorte que les pays non européens acceptent de mettre en œuvre une politique restrictive des migrations, l’Union et ses Etats membres monnaient leur aide au développement. En échange de mesures permettant de limiter les départs en amont et d’augmenter les retours de l’UE des personnes migrantes jugées « indésirables » vers les pays dits « d’origine » (accords de réadmission), l’UE et ses membres donnent ou refusent l’accès aux divers fonds de l’APD. Par ailleurs, cet usage de l’Aide au développement entraine la violation des droits fondamentaux tels que le droit de demander l’asile et le principe de non-refoulement (convention de Genève), le droit de quitter tout pays, y compris le sien (art 13 de la DUDH), la liberté de circulation dans l’espace CEDEAO (via les contrôles renforcés, le fichage, et la détention), l’interdiction de traitements inhumains et dégradants, le droit à la protection des données à caractère personnel et le principe de non-discrimination, pour ne citer que ceux-là.
Des processus comme celui de Rabat ou de Khartoum, et spécialement le Fonds pour un Plan d’Urgence pour l’Afrique, sont également des mécanismes créés pour la mise en place d’une politique d’externalisation des frontières. Ce fonds compte plus de 4700 millions d’euros depuis 2015 [6], dont au moins 1270 sont destinés à la gestion des frontières [7]. Nous constatons donc une véritable politique de détournement où l’argent censé « aider au développement » des pays en Afrique sert en grande partie à la gestion des frontières. Ces projets servent par exemple à financer l’entraînement et l’armement de groupes criminels dans le nord-ouest de la Libye pour qu’ils agissent en tant que garde-côtes dans le but d’empêcher à tout prix le passage de personnes migrantes vers l’Europe depuis ce pays, ce qui ne cesse d’entraîner des morts. En même temps, il a été prouvé que dans ce pays s’effectuait un trafic d’êtres humains important et que des « foires aux esclaves » avaient lieu en plein jour. Ceci est bien sûr inadmissible, puisque ce fonds « d’urgence » n’apporte pas de réponse positive aux conséquences de siècles de rapports coloniaux et néocoloniaux. En réalité, ce fonds perpétue ceux-ci, en transformant ces pays en « gendarmes » des frontières de l’Europe forteresse. Les programmes d’Aide Pour le Développement constituent de véritables outils néocoloniaux.
Propositions
La criminalisation des personnes migrantes n’éliminera pas l’immigration clandestine. Bien au contraire, ces approches conduisent à l’exacerbation de l’immigration clandestine et les décès catastrophiques qui l’accompagnent. Les jeunes africains, fuyant la mort, la pauvreté et la misère, continueront de prendre le risque de quitter leurs pays.
Toute force progressiste qui arriverait au pouvoir dans un pays européen devra impérativement s’opposer aux politiques de l’Europe forteresse et désobéir afin de respecter les droits humains. Son action devra s’inspirer de la Déclaration Universelle des Droits Humains et de la Convention de Genève en ce qui concerne le droit d’asile. Au niveau plus immédiat, il faudra :
Il faut faciliter les cadres juridiques et administratifs nécessaires pour assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, afin que nous puissions faire de la migration un choix, pas une nécessité mortelle. Ni les politiques d’immigration ni l’aide au développement ne pourront compenser les populations africaines pour des siècles de pillage de leurs ressources naturelles et humaines, un pillage qui se solde par une immense dette écologique, et qui les a plongés dans le sous-développement et la violence, qui a leur tour entraînent déplacement forcé et demande d’asile. La richesse naturelle et humaine que le continent possède aujourd’hui est en mesure de garantir aux peuples d’Afrique un véritable développement, et une vie sûre qui ne les forcera pas à se déplacer, si ces peuples peuvent exercer leur souveraineté sur les richesses de leur pays. L’assurance d’une vie décente et sûre pour les peuples du continent est liée à leur contrôle sur la prise de décision, qui doit échapper aux politiques néolibérales et aux mécanismes néocoloniaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce). Ces alternatives seront forcément liées à l’instauration de régimes démocratiques, ainsi qu’au renforcement de l’auto-organisation de ces peuples contre leurs régimes actuels et pour leur souveraineté. La migration devra être une priorité dans leur lutte, puisque ses causes sont liées aux politiques néolibérales.
En ce qui concerne un gouvernement populaire d’un pays européen, il devra dépasser le cadre exclusif et colonialiste actuel de l’Union européenne. Il faudra nécessairement une politique de réparations vis-à-vis du pillage et de l’exploitation de richesses auquel les classes dominantes et les grandes entreprises des pays européens se sont livrés pendant des siècles.
Par ReCommons Europe (publié le 23/04/2020)
A lire sur le site du CADTM
Ainsi, une première phase de ce projet a abouti en 2019 avec la publication d’un « Manifeste pour un nouvel internationalisme des peuples en Europe », qui a été signé par plus de 160 activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-rs-ses provenant de 21 pays d’Europe. Ce manifeste publié en 4 langues (français, castillan, anglais et serbo-croate) présente les mesures les plus urgentes concernant les questions suivantes : la monnaie, les banques, la dette, le travail et les droits sociaux, la transition énergétique dans le but de construire un éco-socialisme, les droits des femmes, la santé et l’éducation, ainsi que plus largement les politiques internationales et le besoin de promouvoir des processus constituants.
Avec cette deuxième phase, nous cherchons à définir un ensemble de propositions claires que devrait mettre en œuvre un gouvernement populaire pour modifier réellement et en profondeur les relations injustes entre les États européens et les peuples du Sud Global. A cette fin nous menons un processus d’élaboration de textes, sur la base d’un travail commun entre activistes, mititant·e·s politiques et chercheu-s-es des pays du Sud et des pays du Nord. Ce travail concerne les axes suivants : l’endettement des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord, les accords de libre-échange, les politiques migratoires et de gestion de frontières, le militarisme, le commerce des armes et les guerres, enfin, les politiques de réparations concernant la spoliation de biens culturels.
Comme le montre la terrible crise de l’accueil des migrants qui est intervenue en mars 2020 à la frontière entre la Turquie et la Grèce, l’Union Européenne a adopté une politique inhumaine de forteresse assiégée [1]. La crise sanitaire liée au coronavirus touche en particulier les camps d’accueil comme celui de Lesbos à Moria. Ces camps constituent en soi une violation des droits fondamentaux de personnes fuyant les guerres et la précarité. Leur capacité d’accueil est largement dépassée depuis des années, ce qui ne fera que multiplier les victimes du coronavirus en son sein. Il est grand temps de mettre fin à cette politique.
Depuis les accords de Schengen en 1985, la question de la migration et les politiques mises en place pour la limiter sont une priorité pour les pays de l’Union européenne. Alors même que les accords de Schengen ouvraient les frontières entre pays membres, ils marquaient aussi le point de départ de la construction de l’Europe comme forteresse telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Ainsi, la politique européenne de frontières s’est progressivement durcie au fil des années, associant politiques migratoires aux politiques antiterroristes. Ce dangereux amalgame est devenu la justification des politiques frontalières européennes [2]. L’agence Frontex, responsable de coordonner la « protection » des frontières européennes, a vu son budget flamber de 6 à 330 millions d’euros entre 2005 et 2019. Cette impressionnante augmentation montre bien la place que les politiques de contrôle des personnes migrantes occupent dans l’UE actuelle. Ceci se traduit tout d’abord par le renforcement des frontières physiques, par le biais de murs et barrières sur au moins 990 km, et la dotation de moyens de surveillance de haute technologie. Il s’agit de frontières véritablement militarisées, qui cherchent à « protéger » le sol européen à l’image d’une cité assiégée par des « barbares ». En outre, quand nous parlons de frontières, il ne faut pas oublier que la principale est la mer Méditerranée. C’est aussi la plus mortifère, avec plus de 35000 personnes qui s’y sont noyées en moins de 20 ans.
Plus largement, il s’agit d’une approche des politiques de frontières qui est consubstantielle à l’agenda politique néolibéral. Les politiques d’ajustement structurel ont favorisé les capitaux des pays du Nord tout en augmentant la dépendance des pays du Sud global [3]. En somme, ce sont des politiques qui renouent avec les rapports coloniaux, en exacerbant la crise sociale dans la plupart des pays anciennement colonisés, et en poussant les personnes à migrer vers l’Europe.
Depuis quelques années, les pays européens ont cherché à délocaliser la gestion de la surveillance de cette frontière hautement mortifère. C’est en ce sens que le sommet de la Valette de 2016 a renforcé les programmes visant l’externalisation des frontières européennes [4]. Une externalisation qui consiste à déléguer à des pays qui ne font pas partie de l’Europe une part de la responsabilité de la gestion des questions migratoires comme l’accueil, l’asile ou encore le contrôle aux frontières. Cette politique poursuit deux objectifs principaux :
- réduire en amont la mobilité des personnes migrantes vers l’UE ;
- augmenter les retours du territoire européen vers les pays tiers.
En effet, les frontières européennes sont repoussées de plus en plus loin. En juillet 2017, l’Italie, soutenue par l’UE et ses Etats membres, a ainsi signé un accord avec le gouvernement d’entente nationale libyen El-Sarraj, après avoir conclu un accord du même type avec la Turquie en 2016 et négocié des Pactes migratoires avec cinq pays africains. Après avoir fait porter sur les seules épaules des pays européens d’entrée, tels la Grèce et l’Italie, la prise en charge des demandeurs d’asile, selon la règle dite de « Dublin », l’UE cherche ainsi à repousser au-delà de la Méditerranée la gestion de ses frontières externes. Cette stratégie réduit sévèrement le droit d’asile et conduit à la violation des droits humains des personnes migrantes.
Ces mesures, justifiées par la « crise migratoire », touchent en premier lieu les pays du Sahel. Ainsi, sous prétexte de lutte contre le terrorisme et le crime organisé, des missions militaires ont été déployées aux frontières malienne et somalienne et aux frontières de la République centrafricaine, des mesures qui font perdre à ces pays leur souveraineté et leur indépendance. Pareils déploiements ont donné des opportunités supplémentaires d’interférer dans les pays africains, comme l’ingérence flagrante de la France au Mali pour protéger ses intérêts coloniaux historiques lors de l’extension des groupes Touaregs, sous prétexte d’éliminer le terrorisme et le crime organisé, y compris « l’immigration illégale » [5].
D’une part, la logique qui sous-tend l’externalisation permet à l’UE et à ses Etats membres de ne pas assumer leurs engagements en termes d’accueil et ce, en violation de la Convention de Genève sur les réfugiés de 1951. D’autre part, l’externalisation permet à l’UE et à ses Etats membres de fuir leurs responsabilités en cas de violations de droits fondamentaux (violences et refoulement) pendant les opérations de contrôle aux frontières, qui se déroulent loin de ce que perçoit l’opinion publique européenne. Par le biais des rapports de domination que les pays européens entretiennent envers les pays du Sud, il n’est pas non plus tenu compte de l’opinion publique de ces derniers lorsqu’elle conteste ces politiques. En définitive, tandis que la fuite des capitaux et l’exploitation des ressources naturelles est tolérée sinon encouragée par les dictatures des pays du Sud, elle empêche les personnes de jouir de la liberté de mouvement et de circulation et les oblige à prendre des risques inouïs.
Au Conseil européen de 2016, les 28 chefs d’État se sont mis d’accord sur le lancement de pactes migratoires avec cinq pays pilotes africains (Migration Compacts). Ces pactes se traduisent dans des partenariats qui utilisent tous les outils dont l’UE a la compétence (aide au développement et commerce) pour engager les États africains à endiguer le flux des migrants vers les côtes européennes et à reprendre les personnes ayant transité par leurs pays ou leurs ressortissants. On assiste donc non seulement à une instrumentalisation de l’APD (Aide publique au développement) à des fins de limitation des migrations, mais également à une instrumentalisation du thème de la migration à des fins de facilitation d’investissements européens dans les pays tiers. Enfin, ces négociations ont lieu la plupart du temps dans une opacité totale, ce qui ne fait que renforcer leur aspect illégitime.
Pour faire en sorte que les pays non européens acceptent de mettre en œuvre une politique restrictive des migrations, l’Union et ses Etats membres monnaient leur aide au développement. En échange de mesures permettant de limiter les départs en amont et d’augmenter les retours de l’UE des personnes migrantes jugées « indésirables » vers les pays dits « d’origine » (accords de réadmission), l’UE et ses membres donnent ou refusent l’accès aux divers fonds de l’APD. Par ailleurs, cet usage de l’Aide au développement entraine la violation des droits fondamentaux tels que le droit de demander l’asile et le principe de non-refoulement (convention de Genève), le droit de quitter tout pays, y compris le sien (art 13 de la DUDH), la liberté de circulation dans l’espace CEDEAO (via les contrôles renforcés, le fichage, et la détention), l’interdiction de traitements inhumains et dégradants, le droit à la protection des données à caractère personnel et le principe de non-discrimination, pour ne citer que ceux-là.
Des processus comme celui de Rabat ou de Khartoum, et spécialement le Fonds pour un Plan d’Urgence pour l’Afrique, sont également des mécanismes créés pour la mise en place d’une politique d’externalisation des frontières. Ce fonds compte plus de 4700 millions d’euros depuis 2015 [6], dont au moins 1270 sont destinés à la gestion des frontières [7]. Nous constatons donc une véritable politique de détournement où l’argent censé « aider au développement » des pays en Afrique sert en grande partie à la gestion des frontières. Ces projets servent par exemple à financer l’entraînement et l’armement de groupes criminels dans le nord-ouest de la Libye pour qu’ils agissent en tant que garde-côtes dans le but d’empêcher à tout prix le passage de personnes migrantes vers l’Europe depuis ce pays, ce qui ne cesse d’entraîner des morts. En même temps, il a été prouvé que dans ce pays s’effectuait un trafic d’êtres humains important et que des « foires aux esclaves » avaient lieu en plein jour. Ceci est bien sûr inadmissible, puisque ce fonds « d’urgence » n’apporte pas de réponse positive aux conséquences de siècles de rapports coloniaux et néocoloniaux. En réalité, ce fonds perpétue ceux-ci, en transformant ces pays en « gendarmes » des frontières de l’Europe forteresse. Les programmes d’Aide Pour le Développement constituent de véritables outils néocoloniaux.
Propositions
La criminalisation des personnes migrantes n’éliminera pas l’immigration clandestine. Bien au contraire, ces approches conduisent à l’exacerbation de l’immigration clandestine et les décès catastrophiques qui l’accompagnent. Les jeunes africains, fuyant la mort, la pauvreté et la misère, continueront de prendre le risque de quitter leurs pays.
Toute force progressiste qui arriverait au pouvoir dans un pays européen devra impérativement s’opposer aux politiques de l’Europe forteresse et désobéir afin de respecter les droits humains. Son action devra s’inspirer de la Déclaration Universelle des Droits Humains et de la Convention de Genève en ce qui concerne le droit d’asile. Au niveau plus immédiat, il faudra :
- Fermer les centres d’internement de personnes migrantes, qui sont de véritables prisons.
- En finir avec la criminalisation et les lois qui catégorisent des personnes migrantes comme des personnes « illégales » ; en finir également avec les distinctions moralisantes entre bon-ne-s migrant-e-s (ceux et celles ayant l’accès à l’asile, celles et ceux ayant accès au marché du travail) et mauvais-es migrant-e-s (« illégaux »).
- Mettre en place de véritables dispositifs d’accueil des personnes migrantes, qui garantissent l’accès aux services publics.
- Mettre en place de voies sûres (tant physiques que juridiques) pour que les personnes puissent migrer. Cela passerait aussi par le plein usage des installations consulaires et diplomatiques des pays concernés et l’abandon du système de gestion sous-traitée des « visas Schengen ».
- Défendre la libre circulation au sein de l’espace Schengen et au-delà.
- Dans les pays qui se situent aux frontières de l’Europe, en finir avec les dispositifs militaires tels que les murs et clôtures, les systèmes de surveillance, etc.
- Ne pas appliquer le règlement de Dublin, si les personnes migrantes souhaitent demander l’asile dans un pays qui n’est pas celui par où elles sont entrées dans l’Union européenne.
Il faut faciliter les cadres juridiques et administratifs nécessaires pour assurer la circulation des personnes dans des conditions sûres, afin que nous puissions faire de la migration un choix, pas une nécessité mortelle. Ni les politiques d’immigration ni l’aide au développement ne pourront compenser les populations africaines pour des siècles de pillage de leurs ressources naturelles et humaines, un pillage qui se solde par une immense dette écologique, et qui les a plongés dans le sous-développement et la violence, qui a leur tour entraînent déplacement forcé et demande d’asile. La richesse naturelle et humaine que le continent possède aujourd’hui est en mesure de garantir aux peuples d’Afrique un véritable développement, et une vie sûre qui ne les forcera pas à se déplacer, si ces peuples peuvent exercer leur souveraineté sur les richesses de leur pays. L’assurance d’une vie décente et sûre pour les peuples du continent est liée à leur contrôle sur la prise de décision, qui doit échapper aux politiques néolibérales et aux mécanismes néocoloniaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce). Ces alternatives seront forcément liées à l’instauration de régimes démocratiques, ainsi qu’au renforcement de l’auto-organisation de ces peuples contre leurs régimes actuels et pour leur souveraineté. La migration devra être une priorité dans leur lutte, puisque ses causes sont liées aux politiques néolibérales.
En ce qui concerne un gouvernement populaire d’un pays européen, il devra dépasser le cadre exclusif et colonialiste actuel de l’Union européenne. Il faudra nécessairement une politique de réparations vis-à-vis du pillage et de l’exploitation de richesses auquel les classes dominantes et les grandes entreprises des pays européens se sont livrés pendant des siècles.
Par ReCommons Europe (publié le 23/04/2020)
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