30 May 2019
De Brasília à São Paulo, un groupe de slam féminin récemment créé rencontre un franc succès avec un discours de contestation contre le machisme et les préjugés raciaux.
“Ouvre cette bouche, femme !” Le premier vers est une invitation, mais sonne presque comme un ordre. Sur une scène décorée de tissus verts et violets, huit femmes, des “reines”, des “panthères noires”, comme elles se définissent elles-mêmes, se relaient au micro pour déclamer et interpréter leurs poèmes. Des poèmes qui parlent d’amour, de force, de souffrance, de négritude, de féminité, de féminisme. Il y a aussi de la musique et de la danse.
Après chaque round, le jury, composé de cinq membres (toujours des femmes), donne les notes. Deux des intervenantes se produisent avec leurs enfants, âgés de 3 ans grand maximum, qui courent, jouent et dansent sur la scène. Une autre déclame son texte avec un bébé endormi dans ses bras, puis s’assied près de l’enceinte pour l’allaiter.
Il en va ainsi tous les troisièmes dimanches du mois depuis le 8 mars 2016, quand est apparu le Slam das Minas [“Slam des jeunes femmes”] à São Paulo, un collectif destiné à développer l’espace dévolu aux femmes dans les scènes ouvertes, les récitals et les tournois.
La première rencontre de cette année a eu lieu début février avec le collectif Sarau das Pretas [scène ouverte des Noires]. Les artistes improvisent avec humour des pas de danse avant de s’emparer du micro. Le public rit, mais pleure aussi. Plus d’un œil s’emplit de larmes quand les artistes évoquent le fardeau des mères qui élèvent leurs enfants seules, ces pères qui “trouvent que payer une pension, c’est suffisant, que ça enrichit leur femme”. Un monsieur d’un âge avancé se lève péniblement de sa chaise, ajuste ses lunettes et se place en face de la scène pour prendre des photos et filmer.
Tant à dire
Le slam est un concours de poèmes au micro et est associé aux cultures du graffiti et du rap. Né aux États-Unis dans les années 1980, ce langage artistique s’est répandu dans les banlieues du monde entier au cours des décennies suivantes.
À partir de 2012, le Brésil a commencé à participer au championnat du monde qui se déroule tous les ans à Paris. Mais les artistes brésiliennes ne passaient pas le cap du tournoi national. “C’est pour ça qu’on a créé Slam das Minas”, raconte Pam Araújo, 24 ans, slameuse, écrivaine et productrice culturelle.
Né en 2015 à Brasília, le collectif s’est étendu à São Paulo un an plus tard. Aujourd’hui, il est présent dans 17 États – et São Paulo compte à elle seule une centaine d’autres collectifs.
“Assurer une participation féminine au championnat mondial, c’était le moins qu’on puisse faire. Un objectif mineur quand on pense à la diversité des voix qui sont arrivées et à ce qu’elles ont à raconter”, poursuit Pam, qui coordonne les tournois dans la capitale pauliste aux côtés de Carolina Peixoto, Luz Ribeiro et Mel Duarte, toutes trois âgées de 30 ans.
“Il y avait déjà longtemps qu’on slamait, mais on ne se sentait pas à l’aise dans ces espaces. Alors, quand vous sentez qu’il n’y a pas d’espace pour vous, vous en créez un”, explique Mel.
Grâce à des initiatives comme celle-ci, la finale du championnat brésilien, en 2018, comptait plus de femmes que d’hommes.
“Que toutes existent
Nous sommes des voix, nous avons une armée
Nous sommes cris, lutte, liberté et plaisir”
Ce poème qui retentit sur la scène semble traduire une des devises de Slam das Minas, comme l’explique Jô Freitas, 30 ans, actrice et poétesse, qui a remporté le premier Slam das Minas de 2019 :
“La rue crie sa raison d’exister et les femmes des villes sont réduites au silence. Nous voulons la dignité, des espaces pour notre poésie. Quand les jeunes femmes viennent aux scènes ouvertes ou au slam, elles voient qu’elles ne sont pas seules.”
Carolina Peixoto affirme que la poésie lui a apporté une prise de conscience politique et sociale. “Il y a deux ou trois ans encore, je n’appréciais pas le discours féministe, et aujourd’hui je comprends l’importance de me revendiquer comme féministe”, confie-t-elle, attirant l’attention sur l’absence des hommes dans le public du Slam das Minas.
Les hommes ne représentent que 5 % des quelque 500 personnes qui assistent aux rencontres, estiment les organisatrices. “Et ceux qui viennent sont en général nos compagnons ou des amis”, souligne Carolina.
“Personne ne veut écouter les femmes, non ? avance Pam. La voix des femmes et ce qu’elles ont à dire sont jugés sans intérêt. Il est très difficile de demander à des hommes qui vivent quotidiennement dans la culture du machisme de venir et de comprendre qu’ils ne vont pas parler, mais seulement écouter”, ajoute-t-elle.
Le cri de la résistance
“Pendant combien de temps d’autres ont raconté mon histoire à ma place ? s’insurge Luz Ribeiro. Attraper un stylo et construire un discours, une dialectique, mon récit à moi, c’est très puissant.”
Quand elle est devenue mère, il y a six mois – “le poème le plus beau et le plus long que j’aie jamais fait” –, elle a inclus la maternité dans ses textes.
“Quand on a des enfants, on est exclue de certains espaces. Les pleurs, les rires, les courses des enfants dérangent. J’ai dû renoncer à la fac, aux espaces académiques et intellectuels. Tout ce que j’avais pour me former intellectuellement, c’étaient les espaces de culture. Alors, si on exclut les enfants de ces lieux aussi, les mères sont écartées”, ajoute Luz, qui exprime sa frustration dans son slam, tandis que d’autres parlent d’amour lesbien, du pouvoir des banlieues, de violence machiste, de féminicide.
“Le verbe donne du pouvoir par le simple fait de pouvoir dire. Il permet de s’extraire d’une relation abusive, d’avoir le courage de sortir de la maison, de trouver un emploi, de s’apercevoir qu’on est libre de cette façade”, explique Jô Freitas. Au-delà de la doctrine féministe, les poèmes traitent de ces souffrances de façon plus incarnée. Pour reprendre les mots de la poétesse, avec “le son tonitruant des femmes qui crient leur résistance” Moi, toi, nous, vous.
Par Joana Oliveira (publié le 22/04/2019)
A lire sur le site Europe Solidaire Sans Frontières
“Ouvre cette bouche, femme !” Le premier vers est une invitation, mais sonne presque comme un ordre. Sur une scène décorée de tissus verts et violets, huit femmes, des “reines”, des “panthères noires”, comme elles se définissent elles-mêmes, se relaient au micro pour déclamer et interpréter leurs poèmes. Des poèmes qui parlent d’amour, de force, de souffrance, de négritude, de féminité, de féminisme. Il y a aussi de la musique et de la danse.
Après chaque round, le jury, composé de cinq membres (toujours des femmes), donne les notes. Deux des intervenantes se produisent avec leurs enfants, âgés de 3 ans grand maximum, qui courent, jouent et dansent sur la scène. Une autre déclame son texte avec un bébé endormi dans ses bras, puis s’assied près de l’enceinte pour l’allaiter.
Il en va ainsi tous les troisièmes dimanches du mois depuis le 8 mars 2016, quand est apparu le Slam das Minas [“Slam des jeunes femmes”] à São Paulo, un collectif destiné à développer l’espace dévolu aux femmes dans les scènes ouvertes, les récitals et les tournois.
La première rencontre de cette année a eu lieu début février avec le collectif Sarau das Pretas [scène ouverte des Noires]. Les artistes improvisent avec humour des pas de danse avant de s’emparer du micro. Le public rit, mais pleure aussi. Plus d’un œil s’emplit de larmes quand les artistes évoquent le fardeau des mères qui élèvent leurs enfants seules, ces pères qui “trouvent que payer une pension, c’est suffisant, que ça enrichit leur femme”. Un monsieur d’un âge avancé se lève péniblement de sa chaise, ajuste ses lunettes et se place en face de la scène pour prendre des photos et filmer.
Tant à dire
Le slam est un concours de poèmes au micro et est associé aux cultures du graffiti et du rap. Né aux États-Unis dans les années 1980, ce langage artistique s’est répandu dans les banlieues du monde entier au cours des décennies suivantes.
À partir de 2012, le Brésil a commencé à participer au championnat du monde qui se déroule tous les ans à Paris. Mais les artistes brésiliennes ne passaient pas le cap du tournoi national. “C’est pour ça qu’on a créé Slam das Minas”, raconte Pam Araújo, 24 ans, slameuse, écrivaine et productrice culturelle.
Né en 2015 à Brasília, le collectif s’est étendu à São Paulo un an plus tard. Aujourd’hui, il est présent dans 17 États – et São Paulo compte à elle seule une centaine d’autres collectifs.
“Assurer une participation féminine au championnat mondial, c’était le moins qu’on puisse faire. Un objectif mineur quand on pense à la diversité des voix qui sont arrivées et à ce qu’elles ont à raconter”, poursuit Pam, qui coordonne les tournois dans la capitale pauliste aux côtés de Carolina Peixoto, Luz Ribeiro et Mel Duarte, toutes trois âgées de 30 ans.
“Il y avait déjà longtemps qu’on slamait, mais on ne se sentait pas à l’aise dans ces espaces. Alors, quand vous sentez qu’il n’y a pas d’espace pour vous, vous en créez un”, explique Mel.
Grâce à des initiatives comme celle-ci, la finale du championnat brésilien, en 2018, comptait plus de femmes que d’hommes.
“Que toutes existent
Nous sommes des voix, nous avons une armée
Nous sommes cris, lutte, liberté et plaisir”
Ce poème qui retentit sur la scène semble traduire une des devises de Slam das Minas, comme l’explique Jô Freitas, 30 ans, actrice et poétesse, qui a remporté le premier Slam das Minas de 2019 :
“La rue crie sa raison d’exister et les femmes des villes sont réduites au silence. Nous voulons la dignité, des espaces pour notre poésie. Quand les jeunes femmes viennent aux scènes ouvertes ou au slam, elles voient qu’elles ne sont pas seules.”
Carolina Peixoto affirme que la poésie lui a apporté une prise de conscience politique et sociale. “Il y a deux ou trois ans encore, je n’appréciais pas le discours féministe, et aujourd’hui je comprends l’importance de me revendiquer comme féministe”, confie-t-elle, attirant l’attention sur l’absence des hommes dans le public du Slam das Minas.
Les hommes ne représentent que 5 % des quelque 500 personnes qui assistent aux rencontres, estiment les organisatrices. “Et ceux qui viennent sont en général nos compagnons ou des amis”, souligne Carolina.
“Personne ne veut écouter les femmes, non ? avance Pam. La voix des femmes et ce qu’elles ont à dire sont jugés sans intérêt. Il est très difficile de demander à des hommes qui vivent quotidiennement dans la culture du machisme de venir et de comprendre qu’ils ne vont pas parler, mais seulement écouter”, ajoute-t-elle.
Le cri de la résistance
“Pendant combien de temps d’autres ont raconté mon histoire à ma place ? s’insurge Luz Ribeiro. Attraper un stylo et construire un discours, une dialectique, mon récit à moi, c’est très puissant.”
Quand elle est devenue mère, il y a six mois – “le poème le plus beau et le plus long que j’aie jamais fait” –, elle a inclus la maternité dans ses textes.
“Quand on a des enfants, on est exclue de certains espaces. Les pleurs, les rires, les courses des enfants dérangent. J’ai dû renoncer à la fac, aux espaces académiques et intellectuels. Tout ce que j’avais pour me former intellectuellement, c’étaient les espaces de culture. Alors, si on exclut les enfants de ces lieux aussi, les mères sont écartées”, ajoute Luz, qui exprime sa frustration dans son slam, tandis que d’autres parlent d’amour lesbien, du pouvoir des banlieues, de violence machiste, de féminicide.
“Le verbe donne du pouvoir par le simple fait de pouvoir dire. Il permet de s’extraire d’une relation abusive, d’avoir le courage de sortir de la maison, de trouver un emploi, de s’apercevoir qu’on est libre de cette façade”, explique Jô Freitas. Au-delà de la doctrine féministe, les poèmes traitent de ces souffrances de façon plus incarnée. Pour reprendre les mots de la poétesse, avec “le son tonitruant des femmes qui crient leur résistance” Moi, toi, nous, vous.
Par Joana Oliveira (publié le 22/04/2019)
A lire sur le site Europe Solidaire Sans Frontières