29 Oct 2017
Depuis deux ans, une nouvelle génération de militants est apparue aux États-Unis. Regroupés autour du mot d’ordre « Black Lives Matter » (« Les vies des Noirs comptent »), ils combattent les violences policières, l’injustice économique, le patriarcat. Tout en réinventant ses formes d’action, ils poursuivent la longue histoire de la lutte pour l’égalité raciale.
À l’heure où, comme après chaque spasme racial, la moulinette à déni s’empare du débat public américain, où l’on appelle à une « discussion » pour régler des « tensions mutuelles » et « restaurer la confiance », et où certains suggèrent, toute honte bue, que les protestataires sont complices voire coupables des assassinats de Dallas, quelques vérités s’imposent. Au moins 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le 1er janvier 2016. Pas un seul des auteurs des coups de feu meurtriers n’a été emprisonné à ce jour. Si les hommes noirs ne représentent que 6 % de l’ensemble de la population, ils constituaient 40 % des civils désarmés tués par la police en 2015. À la différence des banlieues calmes de la classe moyenne blanche, les « communautés de couleur » (colored communities) sont en contact permanent avec les forces de l’ordre, sciemment surveillées et punies depuis les années 1970 par un État policier qui, non sans évoquer le paradigme colonial, cherche à « pacifier » le ghetto. C’est cette folie qui motiva l’action des Black Panthers en leur temps.
Les Panthers, fondées en 1966 comme alternative radicale au mouvement réformiste des droits civiques, avaient une tactique révolutionnaire pour lutter contre la brutalité policière. Patrouillant dans les rues d’Oakland en arborant leurs fusils (chose légale en Californie), ils surveillaient les voitures de police. Dès qu’une interpellation avait lieu, ils se postaient à distance légale, une dizaine de mètres, et observaient très attentivement la scène, au grand malaise des policiers, contraints de mesurer leurs gestes.
À l’été 2016, il est toujours aussi nécessaire de surveiller la police, ce qu’ont bien compris les enfants de Martin Luther King, de Malcolm X et des Black Panthers. Ce sont ainsi les membres du collectif Stop the Killing Inc. qui, patrouillant à leur tour dans les rues, ici de Baton Rouge en Louisiane, ont filmé l’altercation fatale entre deux policiers blancs et le jeune Alton Sterling, exécuté d’une balle en pleine poitrine. Une fois encore, la vidéo établit le crime. L’arme exhibée aujourd’hui par les activistes est donc le téléphone portable, qui permet de filmer et de mettre en ligne très rapidement, voire en direct, les scènes de mise à mort de jeunes Noirs désarmés. Mais il est aussi vain d’imaginer poster un militant des droits humains derrière chaque policier dans les quartiers populaires que de croire qu’y installer des caméras portatives constitue une prophylaxie efficace.
La nouvelle génération des militants pour la justice raciale n’est ni dupe des réseaux sociaux, dont elle connaît les limites, ni ignorante de l’asymétrie prodigieuse entre leurs armes à eux et celles d’une Amérique blanche déterminée à ne pas voir et à ne pas entendre. Il faut donc crier des slogans pour la sortir de sa surdité, et lui imposer des images intolérables. Mais, pour obtenir justice, il faut davantage encore : occuper les rues, défiler, contredire la machine médiatique. Et scander l’évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent : Black Lives Matter.
Ce n’est pas un hasard si c’est à Oakland, la ville des Black Panthers, qu’a grandi Mme Alicia Garza, la principale fondatrice du mouvement. On y trouve l’une des principales communautés noires de Californie, qui est aussi l’une des plus engagées — comme on l’a vu en 2011 avec Occupy Oakland, où s’est opérée la fusion entre les militants de la question sociale et ceux de la justice raciale. C’est par ailleurs dans cette partie du pays que Ronald Reagan organisa au début des années 1980 le commerce du crack avec le Nicaragua (1). Ce caillou cocaïné décima les ghettos noirs, tout en servant de prétexte à une « guerre contre la drogue » qui fit du Noir un criminel par nature et provoqua l’explosion du nombre d’Afro-Américains incarcérés. La Californie est aujourd’hui un État modèle pour ses prisons privées, sa ségrégation spatiale exemplaire et son austérité budgétaire organisée, dont les minorités sont les principales victimes.
Par Sylvie Laurent
Lire la suite sur monde-diplomatique.fr (octobre 2017)
À l’heure où, comme après chaque spasme racial, la moulinette à déni s’empare du débat public américain, où l’on appelle à une « discussion » pour régler des « tensions mutuelles » et « restaurer la confiance », et où certains suggèrent, toute honte bue, que les protestataires sont complices voire coupables des assassinats de Dallas, quelques vérités s’imposent. Au moins 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le 1er janvier 2016. Pas un seul des auteurs des coups de feu meurtriers n’a été emprisonné à ce jour. Si les hommes noirs ne représentent que 6 % de l’ensemble de la population, ils constituaient 40 % des civils désarmés tués par la police en 2015. À la différence des banlieues calmes de la classe moyenne blanche, les « communautés de couleur » (colored communities) sont en contact permanent avec les forces de l’ordre, sciemment surveillées et punies depuis les années 1970 par un État policier qui, non sans évoquer le paradigme colonial, cherche à « pacifier » le ghetto. C’est cette folie qui motiva l’action des Black Panthers en leur temps.
Les Panthers, fondées en 1966 comme alternative radicale au mouvement réformiste des droits civiques, avaient une tactique révolutionnaire pour lutter contre la brutalité policière. Patrouillant dans les rues d’Oakland en arborant leurs fusils (chose légale en Californie), ils surveillaient les voitures de police. Dès qu’une interpellation avait lieu, ils se postaient à distance légale, une dizaine de mètres, et observaient très attentivement la scène, au grand malaise des policiers, contraints de mesurer leurs gestes.
À l’été 2016, il est toujours aussi nécessaire de surveiller la police, ce qu’ont bien compris les enfants de Martin Luther King, de Malcolm X et des Black Panthers. Ce sont ainsi les membres du collectif Stop the Killing Inc. qui, patrouillant à leur tour dans les rues, ici de Baton Rouge en Louisiane, ont filmé l’altercation fatale entre deux policiers blancs et le jeune Alton Sterling, exécuté d’une balle en pleine poitrine. Une fois encore, la vidéo établit le crime. L’arme exhibée aujourd’hui par les activistes est donc le téléphone portable, qui permet de filmer et de mettre en ligne très rapidement, voire en direct, les scènes de mise à mort de jeunes Noirs désarmés. Mais il est aussi vain d’imaginer poster un militant des droits humains derrière chaque policier dans les quartiers populaires que de croire qu’y installer des caméras portatives constitue une prophylaxie efficace.
La nouvelle génération des militants pour la justice raciale n’est ni dupe des réseaux sociaux, dont elle connaît les limites, ni ignorante de l’asymétrie prodigieuse entre leurs armes à eux et celles d’une Amérique blanche déterminée à ne pas voir et à ne pas entendre. Il faut donc crier des slogans pour la sortir de sa surdité, et lui imposer des images intolérables. Mais, pour obtenir justice, il faut davantage encore : occuper les rues, défiler, contredire la machine médiatique. Et scander l’évidence : les Noirs ont le droit de vivre, leurs vies comptent : Black Lives Matter.
Ce n’est pas un hasard si c’est à Oakland, la ville des Black Panthers, qu’a grandi Mme Alicia Garza, la principale fondatrice du mouvement. On y trouve l’une des principales communautés noires de Californie, qui est aussi l’une des plus engagées — comme on l’a vu en 2011 avec Occupy Oakland, où s’est opérée la fusion entre les militants de la question sociale et ceux de la justice raciale. C’est par ailleurs dans cette partie du pays que Ronald Reagan organisa au début des années 1980 le commerce du crack avec le Nicaragua (1). Ce caillou cocaïné décima les ghettos noirs, tout en servant de prétexte à une « guerre contre la drogue » qui fit du Noir un criminel par nature et provoqua l’explosion du nombre d’Afro-Américains incarcérés. La Californie est aujourd’hui un État modèle pour ses prisons privées, sa ségrégation spatiale exemplaire et son austérité budgétaire organisée, dont les minorités sont les principales victimes.
Par Sylvie Laurent
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