12 May 2020
Relocaliser des industries stratégiques ? Cela ne se décrète pas du haut de la puissance publique. Pour réussir, il faut comprendre les logiques de mondialisation des firmes. Explications.
Selon un sondage Odoxa-Comfluence pour Les Echos et Radio Classique, « neuf Français sur dix demandent au président de relocaliser nos productions industrielles ». Peut-on décréter des relocalisations ? Et dans quel secteur, pour quel objectif et avec quels outils ? La réponse n’est pas si simple.
Les deux logiques de délocalisation
Deux logiques de délocalisation doivent être séparées. Les entreprises s’installent à l’étranger pour être présentes sur le marché où elles vendent. Cette logique domine dans les grands groupes mondiaux qui ont concentré leurs productions et les emplois créés dans les pays à forte croissance, en Asie en particulier.
Personne ne songe à brider les firmes pour les empêcher d’aller chercher les consommateurs là où ils se trouvent
Ce ne sont pas ces délocalisations qui sont en jeu aujourd’hui. Personne ne songe à brider les firmes pour les empêcher d’aller chercher les consommateurs là où ils se trouvent. Et les effets en retour pour les pays d’origine peuvent être bénéfiques, nonobstant la question, fondamentale, de leurs stratégies d’évitement fiscal.
C’est la seconde logique de délocalisation qui fait l’objet du débat actuel, celle qui consiste à fragmenter la production d’un produit (ou d’un service) en morceaux séparés et à délocaliser chaque pièce ainsi que l’assemblage final.
Les deux types de division du travail
La délocalisation repose sur deux logiques différentes et complémentaires de division du travail. La division taylorienne répond à des impératifs de gestion des coûts (recherche de faibles coûts du travail) et à l’optimisation des flux de production. Lorsque les coûts de transport sont trop élevés, surtout pour des produits pondéreux (automobiles, meubles, machines-outils…), la dispersion géographique de la production sera limitée. Dans l’industrie automobile par exemple, secteur recourant à des sous-systèmes de composants mécaniques, électroniques, plastiques, textiles…, la fragmentation des chaînes de valeur a été fortement poussée, mais davantage sur des bases régionales que globales, pour se rapprocher des marchés.
Pour les activités immatérielles comme les services, la délocalisation tend à augmenter
A l’inverse, pour les activités immatérielles comme les services, les possibilités sont plus étendues et la délocalisation tend à augmenter et augmentera encore en raison de l’effet d’apprentissage des technologies numériques permis par le confinement actuel. Dans les pays de l’OCDE, environ 40 % de l’emploi dans l’industrie manufacturière résident dans les fonctions de services (R&D, marketing, transport…) dans les entreprises. La part de ces services dans l’industrie sous-traités à l’étranger est ainsi passée de 13 % en 2000 à 18 % en 2014V1. Il faut ajouter à cela les délocalisations de tâches de services dans les activités de back-office des banques ou des sociétés d’assurances, par exemple.
Dans les secteurs pour lesquels la course à l’innovation technologique constitue le mode de concurrence dominant (industries pharmaceutique, informatique, électronique, aérospatiale…), les groupes adoptent également une logique cognitive de division du travail2. Il s’agit cette fois de décomposer les processus de production en fonction de la nature des savoirs nécessaires à la réalisation des différentes activités qui sont alors découpées en blocs de savoirs homogènes3 (recherche et développement, par exemple) pour favoriser les innovations de produits.
Les activités sont simultanément soumises à la concurrence fondée sur l’innovation (logique cognitive) et sur les coûts (logique taylorienne)
Les activités sont ainsi simultanément soumises à la concurrence fondée sur l’innovation (logique cognitive) et sur les coûts (logique taylorienne), l’importance de ces deux formes de concurrence étant variable selon les secteurs.
Au final, à l’intérieur des mêmes secteurs, les comportements des firmes en matière de délocalisation sont hétérogènes. Elles développent trois types de stratégies. D’abord, des stratégies défensives ou compétitives : dans les secteurs où domine la concurrence par les prix, les entreprises délocalisent puis réimportent le produit final et offrent des produits à bas prix en les alignant sur les coûts dans les pays de délocalisation (habillement, jouets, meubles…).
Ensuite, des comportements de marge : en délocalisant les segments de production (les principes actifs dans la pharmacie, la fabrication de pièces et l’assemblage de chaussures de sport) tout en alignant leurs prix de vente sur les coûts de production du pays de consommation (la France ou les Etats-Unis).
Enfin, des stratégies offensives : lorsque les actionnaires, impatients, réclament des résultats boursiers, les directions peuvent être amenées à adopter des délocalisations pour améliorer les résultats financiers des groupes, ainsi que l’illustre la délocalisation de l’entreprise bretonne Plaintel, qui fabriquait les masques FFP2.
Le cas de l’industrie pharmaceutique
Dès la fin des années 2000, l’environnement institutionnel devenant plus contraignant (pression des autorités sanitaires pour une baisse des prix, économies d’assurance maladie, autorisations de mise sur le marché plus strictes…), les groupes pharmaceutiques ont davantage approfondi leur division cognitive du travail en éliminant aux stades les plus précoces les molécules moins compétitives et en délocalisant les segments intermédiaires selon les logiques tayloriennes de minimisation des coûts. D’où un approvisionnement en principes actifs principalement dans deux pays, l’Inde et la Chine.
La délocalisation de la fabrication et de l’assemblage permet alors à la fois de financer les programmes de R&D et de marketing, et de distribuer des dividendes aux actionnaires
Pourquoi prendre de tels risques pour la collectivité, dans un secteur où le nombre de fournisseurs est relativement faible ? C’est que les gains procurés par ces opérations sont substantiels. Les droits de propriété intellectuelle liés au commerce, adoptés en 1995 par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et portant la durée du brevet de douze à vingt ans, favorisent l’investissement dans la recherche et développement (R&D) et autorisent des rentes de monopole assurées par des prix élevés des médicaments protégés par le brevet.
La délocalisation de la fabrication et de l’assemblage permet alors à la fois de financer les programmes de R&D et de marketing, et de distribuer des dividendes aux actionnaires. On observe d’ailleurs des stratégies similaires dans d’autres secteurs, comme celui des groupes mondiaux (New Balance, Adidas, Nike…) de chaussures de sport. Par exemple, une trentaine d’usines ont été délocalisées en Asie par Adidas, entraînant ainsi des marges qui, en retour, financent la R&D et le marketing.
Des relocalisations ciblées dans certains secteurs
La relocalisation, phénomène qui n’est pas nouveau, consiste au retour dans le pays d’origine d’unités de production, d’assemblage ou de montage, antérieurement délocalisées dans les pays à faibles coûts salariaux. La production dans les pays d’origine se substitue aussi à l’approvisionnement à l’étranger en composants intermédiaires ou pièces détachées (outsourcing). Au sens large, la relocalisation peut se définir comme le ralentissement du processus de délocalisation ou la relocalisation à proximité des marchés régionaux.
L’ampleur des relocalisations reste aujourd’hui marginale par rapport aux Etats-Unis car les entreprises françaises ont délocalisé plus tardivement
L’ampleur de ce phénomène reste aujourd’hui marginale par rapport aux Etats-Unis par exemple, même si le nombre de cas a augmenté depuis la fin des années 2000. La raison ? Les délocalisations elles-mêmes ont été plus tardives en France (à partir du début des années 2000) qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis, d’où des relocalisations plus récentes. Celles-ci s’inscrivent dans une tendance plus large à la régionalisation des chaînes de valeur mondiales, l’hypermondialisation de leur fragmentation s’essoufflant déjà dès la fin des années 2000. La production automobile a pesé de façon significative dans la contraction récente du commerce mondial.
Quatre facteurs économiques de relocalisation
Dans ce contexte, quatre facteurs principaux incitent les entreprises, parfois engagées dans des délocalisations trop hâtives, à revoir leur organisation et à relocaliser certaines activités.
Il y a, d’abord, la hausse des coûts salariaux dans les pays émergents. Le rattrapage salarial, notamment dans les pays asiatiques et en particulier en Chine, réduit l’intérêt des délocalisations. Même si les écarts de coût du travail resteront importants à un horizon de moyen terme, la conjonction avec d’autres facteurs (coûts environnementaux, instabilité politique, tsunamis…) peut entraîner la relocalisation d’activités dans lesquelles la part du coût salarial dans le prix de revient est limitée.
L’automatisation de la production diminue l’utilisation du travail dans la fabrication des biens, réduisant l’importance des écarts des coûts de main-d’œuvre entre pays. Ses effets sont cependant concentrés sur les secteurs utilisant des matières solides, le traitement de matières souples (cuir, etc.) étant souvent peu automatisable.
L’automatisation de la production diminue l’utilisation du travail dans la fabrication des biens, réduisant l’importance des écarts des coûts de main-d’œuvre
La hausse des coûts de transport et des coûts de transactions du commerce (droits de douane, barrières non tarifaires…) affecte surtout les produits pondéreux et volumineux, et favorise la proximité entre les unités de production et le marché, souvent sur des espaces régionaux plutôt que nationaux.
Enfin, les exigences de la demande imposent un raccourcissement du cycle de vie des produits, une multiplication des variétés et des variations saisonnières, le tout nécessitant une réactivité accrue, notamment pour les entreprises en recherche de compétitivité hors-prix. La capacité de répondre rapidement aux évolutions du marché peut être difficile à concilier avec une fabrication géographiquement éloignée.
Des aides financières peu efficaces
Les déclarations de responsables politiques promettant la relocalisation des industries stratégiques, sans les définir d’ailleurs, se font souvent dans l’ignorance des stratégies des entreprises et sans préciser les mesures de politiques publiques pour les favoriser.
Trois types de relocalisation sont à distinguer. Les relocalisations d’arbitrage sont le fait de grands groupes internationaux et relèvent souvent d’une logique de spécialisation des sites et d’optimisation de leurs capacités de production ou de recherche. Le deuxième type est le retour sur des sites préexistants (siège ou unités productives) ou à proximité d’une production après délocalisation, et concerne des PME et des ETI. Enfin, les relocalisations de développement compétitif concernent des entreprises qui ont démarré une activité directement à l’étranger mais pour qui, à une étape de leur développement, établir partiellement ou entièrement cette production en France devient possible et avantageuse. L’implantation à l’étranger peut représenter une étape nécessaire et positive dans le développement des entreprises françaises.
Que peuvent faire les pouvoirs publics pour favoriser ces relocalisations ? La plupart des entreprises qui ont décidé de relocaliser dans leur pays d’origine l’ont fait indépendamment des aides publiques (crédit d’impôt de 2005, prime à la relocalisation de 2008 devenue l’aide à la réindustrialisation en 2013…). Parce que leurs opérations de délocalisation se sont soldées par un échec ou parce qu’elles voulaient remplacer le travail par l’automatisation pour bénéficier de la proximité des marchés. En outre, les aides peuvent aussi servir à attirer des chasseurs de primes, les entreprises nomades ou volatiles.
La plupart des entreprises qui ont décidé de relocaliser dans leur pays d’origine l’ont fait indépendamment des aides publiques
En fait, les relocalisations pérennes sont liées à des motifs de compétitivité par l’innovation et non par les coûts. Des politiques industrielles de filières doivent être concentrées sur les chaînons manquants des savoirs industriels en soutenant ces relocalisations de développement compétitif4. Ces savoirs sont localisés dans des territoires à fortes performances d’exportations entourés de territoires spécialisés dans les services aux entreprises de haute valeur ajoutée, que nous avons identifiés dans une étude récente.
Traçabilité des chaînes de valeur mondiales
Si l’on veut contraindre certaines entreprises, comme les groupes pharmaceutiques ou agroalimentaires, à produire en France ou en Europe, plusieurs questions doivent être posées et réglées.
La traçabilité des chaînes de valeurs mondiales doit devenir obligatoire alors qu’elle n’est aujourd’hui, du fait des règles européennes5, que déclarative et par un organisme privé. C’est notamment le cas du label « Origine France Garantie » décerné par l’association Pro France.
Si l’on déclare les industries pharmaceutiques ou certaines filières agroalimentaires comme stratégiques ou comme des biens communs à mettre à l’abri des stratégies des groupes et de l’impatience des actionnaires, alors les mesures à prendre doivent être précisées : préconise-t-on que l’Etat s’empare d’une partie du capital des groupes pharmaceutiques pour mieux réguler leurs stratégies d’approvisionnement ? Le surcoût en matière de prix des médicaments relocalisés en France serait-il pris en charge par la collectivité ? Les commandes publiques des collectivités locales et de l’Etat peuvent favoriser la relocalisation, mais a-t-on seulement pensé aux règles européennes qui régissent les marchés publics ?
Relocaliser en France des productions ne se décrète pas du haut de la puissance publique
Relocaliser en France des productions ne se décrète pas du haut de la puissance publique. L’Etat peut souhaiter voir revenir des entreprises dans l’Hexagone mais il devra s’inscrire pour cela dans le cadre des évolutions stratégiques en cours des entreprises et de leurs logiques sectorielles. Et il ne suffira pas d’aligner les euros d’encouragement. Bien d’autres questions devront trouver réponse pour engager la France, sinon l’Europe, dans une stratégie de reconquête de ses avantages comparatifs dans ses filières industrielles. En particulier, il faudra bien réfléchir aux politiques sociales d’accompagnement en matière d’inégalités d’accès à la consommation des biens relocalisés renchéris, comme dans l’agroalimentaire.
Par El Mouhoub Mouhoud est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine (publié le 06/05/2020)
A lire sur le site Anti-K
Selon un sondage Odoxa-Comfluence pour Les Echos et Radio Classique, « neuf Français sur dix demandent au président de relocaliser nos productions industrielles ». Peut-on décréter des relocalisations ? Et dans quel secteur, pour quel objectif et avec quels outils ? La réponse n’est pas si simple.
Les deux logiques de délocalisation
Deux logiques de délocalisation doivent être séparées. Les entreprises s’installent à l’étranger pour être présentes sur le marché où elles vendent. Cette logique domine dans les grands groupes mondiaux qui ont concentré leurs productions et les emplois créés dans les pays à forte croissance, en Asie en particulier.
Personne ne songe à brider les firmes pour les empêcher d’aller chercher les consommateurs là où ils se trouvent
Ce ne sont pas ces délocalisations qui sont en jeu aujourd’hui. Personne ne songe à brider les firmes pour les empêcher d’aller chercher les consommateurs là où ils se trouvent. Et les effets en retour pour les pays d’origine peuvent être bénéfiques, nonobstant la question, fondamentale, de leurs stratégies d’évitement fiscal.
C’est la seconde logique de délocalisation qui fait l’objet du débat actuel, celle qui consiste à fragmenter la production d’un produit (ou d’un service) en morceaux séparés et à délocaliser chaque pièce ainsi que l’assemblage final.
Les deux types de division du travail
La délocalisation repose sur deux logiques différentes et complémentaires de division du travail. La division taylorienne répond à des impératifs de gestion des coûts (recherche de faibles coûts du travail) et à l’optimisation des flux de production. Lorsque les coûts de transport sont trop élevés, surtout pour des produits pondéreux (automobiles, meubles, machines-outils…), la dispersion géographique de la production sera limitée. Dans l’industrie automobile par exemple, secteur recourant à des sous-systèmes de composants mécaniques, électroniques, plastiques, textiles…, la fragmentation des chaînes de valeur a été fortement poussée, mais davantage sur des bases régionales que globales, pour se rapprocher des marchés.
Pour les activités immatérielles comme les services, la délocalisation tend à augmenter
A l’inverse, pour les activités immatérielles comme les services, les possibilités sont plus étendues et la délocalisation tend à augmenter et augmentera encore en raison de l’effet d’apprentissage des technologies numériques permis par le confinement actuel. Dans les pays de l’OCDE, environ 40 % de l’emploi dans l’industrie manufacturière résident dans les fonctions de services (R&D, marketing, transport…) dans les entreprises. La part de ces services dans l’industrie sous-traités à l’étranger est ainsi passée de 13 % en 2000 à 18 % en 2014V1. Il faut ajouter à cela les délocalisations de tâches de services dans les activités de back-office des banques ou des sociétés d’assurances, par exemple.
Dans les secteurs pour lesquels la course à l’innovation technologique constitue le mode de concurrence dominant (industries pharmaceutique, informatique, électronique, aérospatiale…), les groupes adoptent également une logique cognitive de division du travail2. Il s’agit cette fois de décomposer les processus de production en fonction de la nature des savoirs nécessaires à la réalisation des différentes activités qui sont alors découpées en blocs de savoirs homogènes3 (recherche et développement, par exemple) pour favoriser les innovations de produits.
Les activités sont simultanément soumises à la concurrence fondée sur l’innovation (logique cognitive) et sur les coûts (logique taylorienne)
Les activités sont ainsi simultanément soumises à la concurrence fondée sur l’innovation (logique cognitive) et sur les coûts (logique taylorienne), l’importance de ces deux formes de concurrence étant variable selon les secteurs.
Au final, à l’intérieur des mêmes secteurs, les comportements des firmes en matière de délocalisation sont hétérogènes. Elles développent trois types de stratégies. D’abord, des stratégies défensives ou compétitives : dans les secteurs où domine la concurrence par les prix, les entreprises délocalisent puis réimportent le produit final et offrent des produits à bas prix en les alignant sur les coûts dans les pays de délocalisation (habillement, jouets, meubles…).
Ensuite, des comportements de marge : en délocalisant les segments de production (les principes actifs dans la pharmacie, la fabrication de pièces et l’assemblage de chaussures de sport) tout en alignant leurs prix de vente sur les coûts de production du pays de consommation (la France ou les Etats-Unis).
Enfin, des stratégies offensives : lorsque les actionnaires, impatients, réclament des résultats boursiers, les directions peuvent être amenées à adopter des délocalisations pour améliorer les résultats financiers des groupes, ainsi que l’illustre la délocalisation de l’entreprise bretonne Plaintel, qui fabriquait les masques FFP2.
Le cas de l’industrie pharmaceutique
Dès la fin des années 2000, l’environnement institutionnel devenant plus contraignant (pression des autorités sanitaires pour une baisse des prix, économies d’assurance maladie, autorisations de mise sur le marché plus strictes…), les groupes pharmaceutiques ont davantage approfondi leur division cognitive du travail en éliminant aux stades les plus précoces les molécules moins compétitives et en délocalisant les segments intermédiaires selon les logiques tayloriennes de minimisation des coûts. D’où un approvisionnement en principes actifs principalement dans deux pays, l’Inde et la Chine.
La délocalisation de la fabrication et de l’assemblage permet alors à la fois de financer les programmes de R&D et de marketing, et de distribuer des dividendes aux actionnaires
Pourquoi prendre de tels risques pour la collectivité, dans un secteur où le nombre de fournisseurs est relativement faible ? C’est que les gains procurés par ces opérations sont substantiels. Les droits de propriété intellectuelle liés au commerce, adoptés en 1995 par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et portant la durée du brevet de douze à vingt ans, favorisent l’investissement dans la recherche et développement (R&D) et autorisent des rentes de monopole assurées par des prix élevés des médicaments protégés par le brevet.
La délocalisation de la fabrication et de l’assemblage permet alors à la fois de financer les programmes de R&D et de marketing, et de distribuer des dividendes aux actionnaires. On observe d’ailleurs des stratégies similaires dans d’autres secteurs, comme celui des groupes mondiaux (New Balance, Adidas, Nike…) de chaussures de sport. Par exemple, une trentaine d’usines ont été délocalisées en Asie par Adidas, entraînant ainsi des marges qui, en retour, financent la R&D et le marketing.
Des relocalisations ciblées dans certains secteurs
La relocalisation, phénomène qui n’est pas nouveau, consiste au retour dans le pays d’origine d’unités de production, d’assemblage ou de montage, antérieurement délocalisées dans les pays à faibles coûts salariaux. La production dans les pays d’origine se substitue aussi à l’approvisionnement à l’étranger en composants intermédiaires ou pièces détachées (outsourcing). Au sens large, la relocalisation peut se définir comme le ralentissement du processus de délocalisation ou la relocalisation à proximité des marchés régionaux.
L’ampleur des relocalisations reste aujourd’hui marginale par rapport aux Etats-Unis car les entreprises françaises ont délocalisé plus tardivement
L’ampleur de ce phénomène reste aujourd’hui marginale par rapport aux Etats-Unis par exemple, même si le nombre de cas a augmenté depuis la fin des années 2000. La raison ? Les délocalisations elles-mêmes ont été plus tardives en France (à partir du début des années 2000) qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis, d’où des relocalisations plus récentes. Celles-ci s’inscrivent dans une tendance plus large à la régionalisation des chaînes de valeur mondiales, l’hypermondialisation de leur fragmentation s’essoufflant déjà dès la fin des années 2000. La production automobile a pesé de façon significative dans la contraction récente du commerce mondial.
Quatre facteurs économiques de relocalisation
Dans ce contexte, quatre facteurs principaux incitent les entreprises, parfois engagées dans des délocalisations trop hâtives, à revoir leur organisation et à relocaliser certaines activités.
Il y a, d’abord, la hausse des coûts salariaux dans les pays émergents. Le rattrapage salarial, notamment dans les pays asiatiques et en particulier en Chine, réduit l’intérêt des délocalisations. Même si les écarts de coût du travail resteront importants à un horizon de moyen terme, la conjonction avec d’autres facteurs (coûts environnementaux, instabilité politique, tsunamis…) peut entraîner la relocalisation d’activités dans lesquelles la part du coût salarial dans le prix de revient est limitée.
L’automatisation de la production diminue l’utilisation du travail dans la fabrication des biens, réduisant l’importance des écarts des coûts de main-d’œuvre entre pays. Ses effets sont cependant concentrés sur les secteurs utilisant des matières solides, le traitement de matières souples (cuir, etc.) étant souvent peu automatisable.
L’automatisation de la production diminue l’utilisation du travail dans la fabrication des biens, réduisant l’importance des écarts des coûts de main-d’œuvre
La hausse des coûts de transport et des coûts de transactions du commerce (droits de douane, barrières non tarifaires…) affecte surtout les produits pondéreux et volumineux, et favorise la proximité entre les unités de production et le marché, souvent sur des espaces régionaux plutôt que nationaux.
Enfin, les exigences de la demande imposent un raccourcissement du cycle de vie des produits, une multiplication des variétés et des variations saisonnières, le tout nécessitant une réactivité accrue, notamment pour les entreprises en recherche de compétitivité hors-prix. La capacité de répondre rapidement aux évolutions du marché peut être difficile à concilier avec une fabrication géographiquement éloignée.
Des aides financières peu efficaces
Les déclarations de responsables politiques promettant la relocalisation des industries stratégiques, sans les définir d’ailleurs, se font souvent dans l’ignorance des stratégies des entreprises et sans préciser les mesures de politiques publiques pour les favoriser.
Trois types de relocalisation sont à distinguer. Les relocalisations d’arbitrage sont le fait de grands groupes internationaux et relèvent souvent d’une logique de spécialisation des sites et d’optimisation de leurs capacités de production ou de recherche. Le deuxième type est le retour sur des sites préexistants (siège ou unités productives) ou à proximité d’une production après délocalisation, et concerne des PME et des ETI. Enfin, les relocalisations de développement compétitif concernent des entreprises qui ont démarré une activité directement à l’étranger mais pour qui, à une étape de leur développement, établir partiellement ou entièrement cette production en France devient possible et avantageuse. L’implantation à l’étranger peut représenter une étape nécessaire et positive dans le développement des entreprises françaises.
Que peuvent faire les pouvoirs publics pour favoriser ces relocalisations ? La plupart des entreprises qui ont décidé de relocaliser dans leur pays d’origine l’ont fait indépendamment des aides publiques (crédit d’impôt de 2005, prime à la relocalisation de 2008 devenue l’aide à la réindustrialisation en 2013…). Parce que leurs opérations de délocalisation se sont soldées par un échec ou parce qu’elles voulaient remplacer le travail par l’automatisation pour bénéficier de la proximité des marchés. En outre, les aides peuvent aussi servir à attirer des chasseurs de primes, les entreprises nomades ou volatiles.
La plupart des entreprises qui ont décidé de relocaliser dans leur pays d’origine l’ont fait indépendamment des aides publiques
En fait, les relocalisations pérennes sont liées à des motifs de compétitivité par l’innovation et non par les coûts. Des politiques industrielles de filières doivent être concentrées sur les chaînons manquants des savoirs industriels en soutenant ces relocalisations de développement compétitif4. Ces savoirs sont localisés dans des territoires à fortes performances d’exportations entourés de territoires spécialisés dans les services aux entreprises de haute valeur ajoutée, que nous avons identifiés dans une étude récente.
Traçabilité des chaînes de valeur mondiales
Si l’on veut contraindre certaines entreprises, comme les groupes pharmaceutiques ou agroalimentaires, à produire en France ou en Europe, plusieurs questions doivent être posées et réglées.
La traçabilité des chaînes de valeurs mondiales doit devenir obligatoire alors qu’elle n’est aujourd’hui, du fait des règles européennes5, que déclarative et par un organisme privé. C’est notamment le cas du label « Origine France Garantie » décerné par l’association Pro France.
Si l’on déclare les industries pharmaceutiques ou certaines filières agroalimentaires comme stratégiques ou comme des biens communs à mettre à l’abri des stratégies des groupes et de l’impatience des actionnaires, alors les mesures à prendre doivent être précisées : préconise-t-on que l’Etat s’empare d’une partie du capital des groupes pharmaceutiques pour mieux réguler leurs stratégies d’approvisionnement ? Le surcoût en matière de prix des médicaments relocalisés en France serait-il pris en charge par la collectivité ? Les commandes publiques des collectivités locales et de l’Etat peuvent favoriser la relocalisation, mais a-t-on seulement pensé aux règles européennes qui régissent les marchés publics ?
Relocaliser en France des productions ne se décrète pas du haut de la puissance publique
Relocaliser en France des productions ne se décrète pas du haut de la puissance publique. L’Etat peut souhaiter voir revenir des entreprises dans l’Hexagone mais il devra s’inscrire pour cela dans le cadre des évolutions stratégiques en cours des entreprises et de leurs logiques sectorielles. Et il ne suffira pas d’aligner les euros d’encouragement. Bien d’autres questions devront trouver réponse pour engager la France, sinon l’Europe, dans une stratégie de reconquête de ses avantages comparatifs dans ses filières industrielles. En particulier, il faudra bien réfléchir aux politiques sociales d’accompagnement en matière d’inégalités d’accès à la consommation des biens relocalisés renchéris, comme dans l’agroalimentaire.
Par El Mouhoub Mouhoud est professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine (publié le 06/05/2020)
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