26 Déc 2014
Le militantisme politique des médias privés latino-américains les a parfois conduits à participer à des coups d’Etat. Faut-il alors laisser la presse se réguler elle-même ? Bien entendu, répondent ses dirigeants, dont ceux du puissant hebdomadaire brésilien « Veja ». Mais telle n’est pas l’option retenue par certains gouvernements, qui tentent, depuis quelques années, d’encadrer le secteur de l’information.
Quelques mois avant son départ du palais du Planalto, le président Luiz Inácio Lula da Silva présentait un projet de loi destiné à encadrer le secteur des médias au Brésil. Proposant des mesures de réglementation du contenu, comme l’interdiction de l’apologie du racisme et de la discrimination sexuelle, le texte visait également à réduire la concentration de la propriété des organes de presse, dans un pays où quatorze groupes familiaux possèdent 90 %du marché de la communication. Les médias privés protestèrent contre un dispositif qu’ils jugeaient « autoritaire » et susceptible de placer l’information « sous contrôle politique ». En janvier 2011, le projet était enterré. Mais « Lula » n’en avait pas moins souligné la pertinence de la question qui taraude depuis quelques années les gouvernements de la région : la liberté d’expression peut-elle exister sans un cadre réglementaire et des décisions politiques qui la garantissent ?
« Il y a un lien d’interdépendance indissoluble entre démocratie, presse et libre entreprise », estime le 27 juin 2012 M. Roberto Civita, directeur du magazine brésilien Veja, l’un des plus lus d’Amérique latine (lire « “Veja”, le magazine qui compte au Brésil »). En somme, défendre la liberté d’expression reviendrait à protéger celle des entreprises, à commencer par les entreprises de presse. Mais qu’advient-il lorsque le programme qui conduit à l’élection d’un dirigeant politique l’amène à taquiner les intérêts du secteur privé ou ceux des propriétaires de médias ? Depuis l’arrivée au pouvoir de dirigeants décidés à (tenter de) tourner la page du néolibéralisme et l’affaiblissement des partis défendant traditionnellement l’élite, les médias latino-américains semblent s’être investis d’une mission que Mme Judith Brito, directrice du quotidien conservateur brésilien Folha de São Paulo, expose en ces termes : « Puisque l’opposition a été profondément fragilisée, ce sont les médias qui, de fait, doivent jouer ce rôle » (O Globo, 18 mars 2010). Avec, parfois, beaucoup d’inventivité.
Atout maître pour les putschs
Février 2011. Emilio Palacio, éditorialiste du quotidien conservateur équatorien El Universo, affuble le président Rafael Correa du qualificatif de « dictateur », lui reprochant « d’avoir ordonné de tirer sans sommation contre un hôpital rempli de civils ». L’information est inexacte. Un an plus tard, une enquête du quotidien britannique The Guardian révèle que Televisa, la principale chaîne mexicaine avec environ 70 % de part d’audience, a vendu ses services au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre droit) pour « rehausser la stature nationale » de son candidat à l’élection présidentielle de 2012, M. Enrique Peña Nieto, après avoir mis au point une stratégie destinée à « torpiller » son rival de gauche Andrés Manuel López Obrador (1). En 2002, le vice-amiral vénézuélien Victor Ramírez Pérez se réjouit du putsch (éphémère) qui, grâce à la collaboration directe des grands organes de presse, vient de renverser le président Hugo Chávez. En direct sur Venevisión — chaîne appartenant à l’homme le plus riche du pays, M. Gustavo Cisneros —, il déclare : « On a eu une arme capitale : les médias. Et, puisque l’occasion se présente, je tiens à vous en féliciter (2). »
« Lorsque la défense de leurs intérêts économiques entre en contradiction avec l’intérêt général, résument les chercheurs Elizabeth Fox et Silvio Waisbord, les médias sont tout sauf des parangons de vertu démocratique (3). » C’est sans doute un constat similaire qui finit par décider certains gouvernements à œuvrer à la réglementation du secteur. Mais des projets de ce type patientaient depuis longtemps dans les tiroirs des ministères…
Dès 1966, Carlos Andrés Pérez, qui n’est pas encore président mais dirige la commission de politique intérieure du Congrès de la République vénézuélienne, propose une réforme de la loi de télécommunications de 1940 (soit avant même l’arrivée de la télévision dans le pays). Le texte est aussitôt qualifié de « loi bâillon », et rejeté. Comme le furent tous les projets qui suivirent. En Argentine, diverses tentatives de moderniser la législation encadrant les organes de presse, qui date de 1980, en pleine dictature, ont échoué au cours des années 1980 et 1990, étouffées par les grands médias du pays.
En dépit de cette résistance, la volonté de réglementer cette industrie ne saurait être réduite au « produit d’une idéologie », observe la chercheuse Erica Guevara. Elle s’alimente « d’une demande des différents secteurs des médias, en raison de la forte pression internationale liée au boom des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché (4) ». Ces derniers ne souhaitent pas que le vide juridique profite aux acteurs les plus obèses : généralement floues et autoritaires, les législations en vigueur ne s’appliquent en effet plus depuis les années 1990, laissant le champ libre à une poignée de courtisans du pouvoir qui ont, de surcroît, bénéficié des politiques de privatisation et de dérégulation.
Le résultat ? Au Brésil, où des patrons de presse occupent un siège sur dix à la Chambre des députés et un sur trois au Sénat, le groupe Globo détenait en 2006 « 61,5 % des chaînes de télévision » et « 40,7 % de la diffusion totale des journaux » (5). Avec plus de cent vingt chaînes dans le monde, le réseau télévisuel du magnat Roberto Marinho (dont « Lula » salua le décès en décrétant trois jours de deuil national, en 2003) atteint plus de cent vingt millions de personnes par jour.
Les journaux chiliens nationaux appartiennent tous soit à l’homme d’affaires Agustín Edwards, à la tête du groupe El Mercurio, soit au banquier Alvaro Saieh, qui dirige le Consorcio periodístico de Chile SA (Copesa) (6).
Avec une soixantaine d’entreprises dans quarante pays et près de trente mille employés, le groupe de M. Cisneros touche plus de cinq cents millions de personnes dans le monde. Sa chaîne Venevisión recueille 67 % de part d’audience au Venezuela, mais M. Cisneros dispose également d’intérêts dans Caracol TV en Colombie ou dans la chaîne numérique DirecTV, qui arrose l’ensemble du continent.
En Argentine, le mastodonte Clarín représente environ 60 % du secteur, tous médias confondus. Premier opérateur du câble, il publie quatorze journaux et contrôle plusieurs dizaines de stations de radio nationales, pour un total avoisinant les deux cent cinquante organes de presse. Des situations qui, dans la région, constituent la norme, plutôt que l’exception.
Après une première période où il leur arriva de rechercher l’apaisement (comme lors d’une rencontre informelle entre MM. Chávez et Cisneros, en 1999), les dirigeants latino-américains progressistes ont donc repris à leur compte l’idée d’un encadrement par l’Etat du secteur des médias. Le 8 décembre 2004, M. Chávez signait le décret d’application de la loi de responsabilité sociale de la radio et de la télévision (étendue à Internet en décembre 2010), visant à la réglementation des contenus.
Outre qu’il imposait des quotas minimums de programmes nationaux, le texte s’employait à mettre le Venezuela en conformité avec la convention américaine relative aux droits de l’homme : il encadre la programmation d’images à caractère sexuel ou violent (interdites entre 7 et 23 heures) et proscrit la publicité pour l’alcool et le tabac. Mais le dispositif va plus loin : il punit les messages qui « promeuvent la haine et l’intolérance religieuses, politiques, de genre, racistes ou xénophobes », ceux qui « suscitent l’angoisse au sein de la population » ainsi que… les informations « fausses ».
En novembre 2010, La Paz adoptait un texte de loi similaire, mais circonscrit à la « lutte contre le racisme et toute forme de discrimination », alors que la Constitution équatorienne de 2008 condamne les informations erronées susceptibles d’engendrer des « perturbations sociales ».
Crochet du gauche
On pourrait objecter, avec le directeur de la division Amériques de l’organisation Human Rights Watch, M. José Miguel Vivanco, que « le droit à l’information inclut tous types d’informations, y compris celles qui (…) peuvent s’avérer “erronées”, “fausses” ou “incomplètes” (7) ». Et s’entendre rétorquer qu’en 2002 c’est précisément une information « fausse », délibérément diffusée par les médias privés vénézuéliens, selon laquelle des militants chavistes auraient ouvert le feu sur la foule, qui avait précipité le coup d’Etat (raté) contre M. Chávez. Mais engager le débat sur les contenus constitue-t-il le meilleur moyen de parvenir à la transformation souhaitée du secteur des médias ?
« La pire des situations, observe Aram Aharonian, directeur du mensuel vénézuélien Question, serait que nous payions le prix politique de mesures dénoncées comme autoritaires (...) sans que celles-ci permettent des avancées significatives. » Selon lui, plutôt que sur le contenu, c’est sur la propriété des organes de presse qu’il s’agirait de se pencher : « Sinon, 80 % de l’audience demeurera entre les mains des structures monopolistiques des médias privés (8). »
En 2009, l’Argentine a choisi d’engager un processus de ce type. Au mois d’octobre, le pays adoptait une loi de « déconcentration », limitant le nombre de licences qu’un même groupe peut détenir, restreignant à 35 % la part d’audience dont il peut bénéficier et réduisant la durée des concessions de vingt à dix ans. Le texte, qui élève la communication au rang de « service public », répartit le spectre radioélectrique en trois tiers : un pour le secteur commercial, un autre pour l’Etat et un troisième pour le secteur à but non lucratif. Peu sensible aux protestations des patrons de presse, le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion de la liberté d’opinion et d’expression Frank La Rue y voit « un pas important dans la lutte contre la concentration des médias (9) ». L’Equateur a entendu son invitation à prendre la loi argentine comme « modèle » : Quito discute (depuis 2009 !) d’un projet qui en épouse les grandes lignes.
La plupart des pays de la région ont tenté de desserrer l’emprise du secteur privé sur les médias en créant des moyens d’information à la fois publics et à but non lucratif, ou en renforçant ceux qui existaient. Mais de tels efforts n’ont pas toujours porté leurs fruits.
En termes de pluralisme, d’abord, car ces nouveaux organes de presse ne résistent parfois pas à la tentation de compenser les dérives des médias privés en en reproduisant quelques-uns des travers : les militants de gauche « pensent généralement qu’il faut beaucoup de simplifications, d’exagérations et de répétitions pour contrebalancer la propagande en faveur de l’ordre régnant, raille l’analyste américain Ken Knabb. Cela revient à dire qu’un boxeur groggy d’un crochet du droit va reprendre ses esprits grâce à un crochet du gauche (10) ».
En termes de rayonnement, ensuite. Une étude du Centre for Economic Policy Research (CEPR) montre qu’entre 2000 et 2010 l’audience des chaînes publiques vénézuéliennes est passée de 2,04 % à 5,4 % (11). Audacieuse, la réforme de la loi générale des banques de 2010, qui, imitant une disposition de la Constitution équatorienne, interdit aux actionnaires d’entités financières de détenir des moyens de communication, ne suffira sans doute pas à redresser une telle situation.
Pourtant, interroge Aharonian, « puisque notre société est supposée avancer vers le socialisme », le Venezuela ne devrait-il pas en finir avec l’attribution de fréquences et de licences d’exploitation du spectre hertzien à des intérêts privés ? « Ne devrions-nous pas imaginer, à la place, un seul et grand espace public (…), lui-même réglementé de façon à en garantir l’utilisation démocratique ? » Dès lors que la liberté d’expression ne se confondrait plus avec celle des entreprises de presse, plus besoin d’encadrer la première.
Par Renaud Lambert (décembre 2012)
Lire sur le site du Monde Diplomatique
Quelques mois avant son départ du palais du Planalto, le président Luiz Inácio Lula da Silva présentait un projet de loi destiné à encadrer le secteur des médias au Brésil. Proposant des mesures de réglementation du contenu, comme l’interdiction de l’apologie du racisme et de la discrimination sexuelle, le texte visait également à réduire la concentration de la propriété des organes de presse, dans un pays où quatorze groupes familiaux possèdent 90 %du marché de la communication. Les médias privés protestèrent contre un dispositif qu’ils jugeaient « autoritaire » et susceptible de placer l’information « sous contrôle politique ». En janvier 2011, le projet était enterré. Mais « Lula » n’en avait pas moins souligné la pertinence de la question qui taraude depuis quelques années les gouvernements de la région : la liberté d’expression peut-elle exister sans un cadre réglementaire et des décisions politiques qui la garantissent ?
« Il y a un lien d’interdépendance indissoluble entre démocratie, presse et libre entreprise », estime le 27 juin 2012 M. Roberto Civita, directeur du magazine brésilien Veja, l’un des plus lus d’Amérique latine (lire « “Veja”, le magazine qui compte au Brésil »). En somme, défendre la liberté d’expression reviendrait à protéger celle des entreprises, à commencer par les entreprises de presse. Mais qu’advient-il lorsque le programme qui conduit à l’élection d’un dirigeant politique l’amène à taquiner les intérêts du secteur privé ou ceux des propriétaires de médias ? Depuis l’arrivée au pouvoir de dirigeants décidés à (tenter de) tourner la page du néolibéralisme et l’affaiblissement des partis défendant traditionnellement l’élite, les médias latino-américains semblent s’être investis d’une mission que Mme Judith Brito, directrice du quotidien conservateur brésilien Folha de São Paulo, expose en ces termes : « Puisque l’opposition a été profondément fragilisée, ce sont les médias qui, de fait, doivent jouer ce rôle » (O Globo, 18 mars 2010). Avec, parfois, beaucoup d’inventivité.
Atout maître pour les putschs
Février 2011. Emilio Palacio, éditorialiste du quotidien conservateur équatorien El Universo, affuble le président Rafael Correa du qualificatif de « dictateur », lui reprochant « d’avoir ordonné de tirer sans sommation contre un hôpital rempli de civils ». L’information est inexacte. Un an plus tard, une enquête du quotidien britannique The Guardian révèle que Televisa, la principale chaîne mexicaine avec environ 70 % de part d’audience, a vendu ses services au Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre droit) pour « rehausser la stature nationale » de son candidat à l’élection présidentielle de 2012, M. Enrique Peña Nieto, après avoir mis au point une stratégie destinée à « torpiller » son rival de gauche Andrés Manuel López Obrador (1). En 2002, le vice-amiral vénézuélien Victor Ramírez Pérez se réjouit du putsch (éphémère) qui, grâce à la collaboration directe des grands organes de presse, vient de renverser le président Hugo Chávez. En direct sur Venevisión — chaîne appartenant à l’homme le plus riche du pays, M. Gustavo Cisneros —, il déclare : « On a eu une arme capitale : les médias. Et, puisque l’occasion se présente, je tiens à vous en féliciter (2). »
« Lorsque la défense de leurs intérêts économiques entre en contradiction avec l’intérêt général, résument les chercheurs Elizabeth Fox et Silvio Waisbord, les médias sont tout sauf des parangons de vertu démocratique (3). » C’est sans doute un constat similaire qui finit par décider certains gouvernements à œuvrer à la réglementation du secteur. Mais des projets de ce type patientaient depuis longtemps dans les tiroirs des ministères…
Dès 1966, Carlos Andrés Pérez, qui n’est pas encore président mais dirige la commission de politique intérieure du Congrès de la République vénézuélienne, propose une réforme de la loi de télécommunications de 1940 (soit avant même l’arrivée de la télévision dans le pays). Le texte est aussitôt qualifié de « loi bâillon », et rejeté. Comme le furent tous les projets qui suivirent. En Argentine, diverses tentatives de moderniser la législation encadrant les organes de presse, qui date de 1980, en pleine dictature, ont échoué au cours des années 1980 et 1990, étouffées par les grands médias du pays.
En dépit de cette résistance, la volonté de réglementer cette industrie ne saurait être réduite au « produit d’une idéologie », observe la chercheuse Erica Guevara. Elle s’alimente « d’une demande des différents secteurs des médias, en raison de la forte pression internationale liée au boom des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et à l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché (4) ». Ces derniers ne souhaitent pas que le vide juridique profite aux acteurs les plus obèses : généralement floues et autoritaires, les législations en vigueur ne s’appliquent en effet plus depuis les années 1990, laissant le champ libre à une poignée de courtisans du pouvoir qui ont, de surcroît, bénéficié des politiques de privatisation et de dérégulation.
Le résultat ? Au Brésil, où des patrons de presse occupent un siège sur dix à la Chambre des députés et un sur trois au Sénat, le groupe Globo détenait en 2006 « 61,5 % des chaînes de télévision » et « 40,7 % de la diffusion totale des journaux » (5). Avec plus de cent vingt chaînes dans le monde, le réseau télévisuel du magnat Roberto Marinho (dont « Lula » salua le décès en décrétant trois jours de deuil national, en 2003) atteint plus de cent vingt millions de personnes par jour.
Les journaux chiliens nationaux appartiennent tous soit à l’homme d’affaires Agustín Edwards, à la tête du groupe El Mercurio, soit au banquier Alvaro Saieh, qui dirige le Consorcio periodístico de Chile SA (Copesa) (6).
Avec une soixantaine d’entreprises dans quarante pays et près de trente mille employés, le groupe de M. Cisneros touche plus de cinq cents millions de personnes dans le monde. Sa chaîne Venevisión recueille 67 % de part d’audience au Venezuela, mais M. Cisneros dispose également d’intérêts dans Caracol TV en Colombie ou dans la chaîne numérique DirecTV, qui arrose l’ensemble du continent.
En Argentine, le mastodonte Clarín représente environ 60 % du secteur, tous médias confondus. Premier opérateur du câble, il publie quatorze journaux et contrôle plusieurs dizaines de stations de radio nationales, pour un total avoisinant les deux cent cinquante organes de presse. Des situations qui, dans la région, constituent la norme, plutôt que l’exception.
Après une première période où il leur arriva de rechercher l’apaisement (comme lors d’une rencontre informelle entre MM. Chávez et Cisneros, en 1999), les dirigeants latino-américains progressistes ont donc repris à leur compte l’idée d’un encadrement par l’Etat du secteur des médias. Le 8 décembre 2004, M. Chávez signait le décret d’application de la loi de responsabilité sociale de la radio et de la télévision (étendue à Internet en décembre 2010), visant à la réglementation des contenus.
Outre qu’il imposait des quotas minimums de programmes nationaux, le texte s’employait à mettre le Venezuela en conformité avec la convention américaine relative aux droits de l’homme : il encadre la programmation d’images à caractère sexuel ou violent (interdites entre 7 et 23 heures) et proscrit la publicité pour l’alcool et le tabac. Mais le dispositif va plus loin : il punit les messages qui « promeuvent la haine et l’intolérance religieuses, politiques, de genre, racistes ou xénophobes », ceux qui « suscitent l’angoisse au sein de la population » ainsi que… les informations « fausses ».
En novembre 2010, La Paz adoptait un texte de loi similaire, mais circonscrit à la « lutte contre le racisme et toute forme de discrimination », alors que la Constitution équatorienne de 2008 condamne les informations erronées susceptibles d’engendrer des « perturbations sociales ».
Crochet du gauche
On pourrait objecter, avec le directeur de la division Amériques de l’organisation Human Rights Watch, M. José Miguel Vivanco, que « le droit à l’information inclut tous types d’informations, y compris celles qui (…) peuvent s’avérer “erronées”, “fausses” ou “incomplètes” (7) ». Et s’entendre rétorquer qu’en 2002 c’est précisément une information « fausse », délibérément diffusée par les médias privés vénézuéliens, selon laquelle des militants chavistes auraient ouvert le feu sur la foule, qui avait précipité le coup d’Etat (raté) contre M. Chávez. Mais engager le débat sur les contenus constitue-t-il le meilleur moyen de parvenir à la transformation souhaitée du secteur des médias ?
« La pire des situations, observe Aram Aharonian, directeur du mensuel vénézuélien Question, serait que nous payions le prix politique de mesures dénoncées comme autoritaires (...) sans que celles-ci permettent des avancées significatives. » Selon lui, plutôt que sur le contenu, c’est sur la propriété des organes de presse qu’il s’agirait de se pencher : « Sinon, 80 % de l’audience demeurera entre les mains des structures monopolistiques des médias privés (8). »
En 2009, l’Argentine a choisi d’engager un processus de ce type. Au mois d’octobre, le pays adoptait une loi de « déconcentration », limitant le nombre de licences qu’un même groupe peut détenir, restreignant à 35 % la part d’audience dont il peut bénéficier et réduisant la durée des concessions de vingt à dix ans. Le texte, qui élève la communication au rang de « service public », répartit le spectre radioélectrique en trois tiers : un pour le secteur commercial, un autre pour l’Etat et un troisième pour le secteur à but non lucratif. Peu sensible aux protestations des patrons de presse, le rapporteur spécial des Nations unies pour la promotion de la liberté d’opinion et d’expression Frank La Rue y voit « un pas important dans la lutte contre la concentration des médias (9) ». L’Equateur a entendu son invitation à prendre la loi argentine comme « modèle » : Quito discute (depuis 2009 !) d’un projet qui en épouse les grandes lignes.
La plupart des pays de la région ont tenté de desserrer l’emprise du secteur privé sur les médias en créant des moyens d’information à la fois publics et à but non lucratif, ou en renforçant ceux qui existaient. Mais de tels efforts n’ont pas toujours porté leurs fruits.
En termes de pluralisme, d’abord, car ces nouveaux organes de presse ne résistent parfois pas à la tentation de compenser les dérives des médias privés en en reproduisant quelques-uns des travers : les militants de gauche « pensent généralement qu’il faut beaucoup de simplifications, d’exagérations et de répétitions pour contrebalancer la propagande en faveur de l’ordre régnant, raille l’analyste américain Ken Knabb. Cela revient à dire qu’un boxeur groggy d’un crochet du droit va reprendre ses esprits grâce à un crochet du gauche (10) ».
En termes de rayonnement, ensuite. Une étude du Centre for Economic Policy Research (CEPR) montre qu’entre 2000 et 2010 l’audience des chaînes publiques vénézuéliennes est passée de 2,04 % à 5,4 % (11). Audacieuse, la réforme de la loi générale des banques de 2010, qui, imitant une disposition de la Constitution équatorienne, interdit aux actionnaires d’entités financières de détenir des moyens de communication, ne suffira sans doute pas à redresser une telle situation.
Pourtant, interroge Aharonian, « puisque notre société est supposée avancer vers le socialisme », le Venezuela ne devrait-il pas en finir avec l’attribution de fréquences et de licences d’exploitation du spectre hertzien à des intérêts privés ? « Ne devrions-nous pas imaginer, à la place, un seul et grand espace public (…), lui-même réglementé de façon à en garantir l’utilisation démocratique ? » Dès lors que la liberté d’expression ne se confondrait plus avec celle des entreprises de presse, plus besoin d’encadrer la première.
Par Renaud Lambert (décembre 2012)
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