03 Nov 2021
En Albanie, des paysans cultivent avec enthousiasme une plante jugée autrefois indésirable. Car en puisant des métaux lourds comme le nickel, l’Alysson des murs, « hyperaccumulatrice », dépollue les terres. L’expérimentation est portée par des scientifiques locaux et français.
Les paysans de la région ont beau s’échiner depuis des générations, les champs ensoleillés qui bordent les eaux profondes du lac d’Ohrid donnent peu. Sur cette terre rouge et sèche, située à quelques kilomètres de la frontière macédonienne, il faut assurer la nourriture du bétail. « La terre est peu productive. C’est à cause du nickel qu’il y a dans le sol..., résume Dalip Gaxho, un paysan de 60 ans, casquette sur la tête. Il n’y a que la culture fourragère qui fonctionne. C’est une terre peu fertile qui n’est pas adaptée à d’autres cultures. » Ici ou là, sur les collines à la végétation rase, on aperçoit les vestiges des mines de la période communiste.
Pauvres en nutriments, les terres de l’Albanie orientale sont naturellement riches en métaux lourds. Zinc, cobalt, et surtout nickel sont présents en fortes quantités sur ces sols dits ultramafiques. Cette concentration élevée en métaux n’est pas sans danger pour la santé humaine, mais est fort appréciée par une plante qui fleurit en ce mois de mai : l’Alysson des murs. Alyssum murale, de son nom latin, la famille Alillari la connaît bien : cette plante vert clair aux multiples fleurs jaunes s’épanouit autour de son village, Pojska. « Cette plante nuit aux cultures qui me font vivre ! Si je veux cultiver et vendre du maïs ou des haricots, je dois l’arracher de mes champs ! » s’agite Dalip Alillari, un fermier de 58 ans. « Pour nous, c’était une plante inutile, reconnaît plus posément Vahit, le fils. Elle nous paraissait même dangereuse, car quand tu veux cultiver quelque chose, tu es obligé de l’enlever quand elle apparaît dans tes champs… »
Si Vahit parle au passé, c’est que la famille regarde aujourd’hui d’un tout autre œil cette voisine appréciée des abeilles mais naguère indésirable. Ces cinq dernières années, les Alillari ont même recouvert certaines de leurs parcelles avec cette plante touffue qui peut atteindre un mètre de hauteur. À l’origine de ce changement inédit de culture : Aida Bani. Voilà plus de quinze ans que les recherches en phytoextraction de cette scientifique albanaise se concentrent sur l’Alysson des murs. « Alyssum murale est une plante hyperaccumulatrice. Ses racines puisent le nickel contenu dans le sol et elle peut stocker jusqu’à 2 % de ce métal dans ses tissus, s’enthousiasme cette agronome de l’Université de Tirana. Elle peut extraire les métaux de deux types de sols : des sols naturellement riches en métaux lourds, et des sols qui ont été contaminés par l’activité industrielle et minière. » Grâce au soutien financier du projet « Life agromine » puis du programme de microfinancements du Fonds pour l’environnement mondial (GEF SGP), la chercheuse cultive aujourd’hui près de huit hectares d’Alysson des murs dans l’est de l’Albanie.
C’est à Nancy que s’est joué une partie des expérimentations actuelles autour de l’Alyssum albanaise. Avec ses collègues et professeurs de l’Université de Lorraine, Jean-Louis Morel, Guillaume Echevarria et Marie-Odile Simonnot, Aida Bani s’est intéressée aux vertus dépolluantes de l’Alysson des murs, ainsi qu’à son potentiel économique. Une fois récoltées et séchées, les plantes cultivées en Albanie sont expédiées dans l’est de la France au laboratoire d’Econick, une entreprise fondée par sept chercheurs lorrains. Après l’incinération de la biomasse et divers procédés chimiques, les scientifiques récupèrent du sel et de l’oxyde de nickel. Ces biominéraux de haute qualité permettent des utilisations variées : pour la coloration de céramique ou des verres de lunettes, ou comme composants de batterie et autres catalyseurs. Si le coût de fabrication n’est pas encore en mesure de concurrencer l’extraction minière traditionnelle, la démarche résonne avec l’urgence écologique. L’entreprise espère séduire des industriels désireux de se fournir en matériaux issus de pratiques plus saines pour l’environnement.
La culture des amatrices de métal permettrait de dépolluer les sols en à peine cinq à dix ans.
Question rendements, les expériences menées jusque-là semblent prometteuses. En quelques années, le Centre de gestion économique et agro-environnemental d’Aida Bani a réussi à doubler la quantité de nickel récupérée grâce aux plantes. « De cent kilos par hectare en 2015, nous sommes arrivés à en récolter deux cents l’an dernier, se félicite la chercheuse, en inspectant une parcelle que vient d’irriguer Dalip Gaxho, le paysan. Nous avons doublé les rendements en jouant avec la distance, la densité des plantes, la fertilisation minérale et organique, le temps et la manière de récolter, mais aussi en l’associant avec d’autres plantes comme les légumineuses. » On recense de par le monde près de quatre cents plantes hyperaccumulatrices. Encore expérimentale, la culture des amatrices de métal permettrait de dépolluer les sols des métaux lourds en à peine cinq à dix ans.
Des champs de ces plantes hyperaccumulatrices ont ainsi fait leur apparition sur d’anciens sites industriels lorrains. Et en Albanie où les sols ultramafiques représentent près de 11 % de la superficie du pays, « l’agromine » pourrait ouvrir de nouveaux horizons à un secteur agricole en souffrance et apporter des revenus bienvenus dans des campagnes qui souffrent de la pauvreté et du manque de perspectives. « Les opportunités qu’offre la phytoextraction intéressent beaucoup les paysans du coin, assure Aida Bani. En cultivant ces plantes hyperaccumulatrices, ils peuvent gagner bien plus d’argent qu’avec les plantes fourragères : deux, trois, voire même quatre fois plus. » La vente à Econick des plantes récoltées améliorent déjà un peu le quotidien des paysans qui participent aux expérimentations.
L’opération sols propres que mène l’Alyssum murale autour du lac d’Ohrid semble ainsi satisfaire les Alillari, qui appliquent la rotation des cultures à leurs parcelles. Lentement vidés de leurs métaux par l’Alysson des murs, leurs champs gagnent en qualité et pourraient se montrer plus généreux dans le futur. « En retirant le nickel qui nuit à nos cultures, cette plante permet à nos terrains d’être plus productifs, se réjouit Vahit Alillari. Avec cette plante, tout le monde est gagnant : la professeure avec son expérimentation, et nous, les fermiers. » Pour l’instant, les métaux contenus dans la terre rouge de Pogradec paraissent inépuisables, et l’Alyssum murale a encore de beaux jours devant elle. Aida Bani compte en récolter plus de treize tonnes cette année. Afin d’améliorer le bilan carbone de l’expérience, et dans une perspective d’économie circulaire, la chercheuse discute avec ses collègues de Lorraine pour pouvoir un jour récupérer le métal stocké dans les plantes directement en Albanie.
Par Louis Seiller (publié le 18/05/2021)
A lire sur le site Reporterre
Les paysans de la région ont beau s’échiner depuis des générations, les champs ensoleillés qui bordent les eaux profondes du lac d’Ohrid donnent peu. Sur cette terre rouge et sèche, située à quelques kilomètres de la frontière macédonienne, il faut assurer la nourriture du bétail. « La terre est peu productive. C’est à cause du nickel qu’il y a dans le sol..., résume Dalip Gaxho, un paysan de 60 ans, casquette sur la tête. Il n’y a que la culture fourragère qui fonctionne. C’est une terre peu fertile qui n’est pas adaptée à d’autres cultures. » Ici ou là, sur les collines à la végétation rase, on aperçoit les vestiges des mines de la période communiste.
Pauvres en nutriments, les terres de l’Albanie orientale sont naturellement riches en métaux lourds. Zinc, cobalt, et surtout nickel sont présents en fortes quantités sur ces sols dits ultramafiques. Cette concentration élevée en métaux n’est pas sans danger pour la santé humaine, mais est fort appréciée par une plante qui fleurit en ce mois de mai : l’Alysson des murs. Alyssum murale, de son nom latin, la famille Alillari la connaît bien : cette plante vert clair aux multiples fleurs jaunes s’épanouit autour de son village, Pojska. « Cette plante nuit aux cultures qui me font vivre ! Si je veux cultiver et vendre du maïs ou des haricots, je dois l’arracher de mes champs ! » s’agite Dalip Alillari, un fermier de 58 ans. « Pour nous, c’était une plante inutile, reconnaît plus posément Vahit, le fils. Elle nous paraissait même dangereuse, car quand tu veux cultiver quelque chose, tu es obligé de l’enlever quand elle apparaît dans tes champs… »
Si Vahit parle au passé, c’est que la famille regarde aujourd’hui d’un tout autre œil cette voisine appréciée des abeilles mais naguère indésirable. Ces cinq dernières années, les Alillari ont même recouvert certaines de leurs parcelles avec cette plante touffue qui peut atteindre un mètre de hauteur. À l’origine de ce changement inédit de culture : Aida Bani. Voilà plus de quinze ans que les recherches en phytoextraction de cette scientifique albanaise se concentrent sur l’Alysson des murs. « Alyssum murale est une plante hyperaccumulatrice. Ses racines puisent le nickel contenu dans le sol et elle peut stocker jusqu’à 2 % de ce métal dans ses tissus, s’enthousiasme cette agronome de l’Université de Tirana. Elle peut extraire les métaux de deux types de sols : des sols naturellement riches en métaux lourds, et des sols qui ont été contaminés par l’activité industrielle et minière. » Grâce au soutien financier du projet « Life agromine » puis du programme de microfinancements du Fonds pour l’environnement mondial (GEF SGP), la chercheuse cultive aujourd’hui près de huit hectares d’Alysson des murs dans l’est de l’Albanie.
C’est à Nancy que s’est joué une partie des expérimentations actuelles autour de l’Alyssum albanaise. Avec ses collègues et professeurs de l’Université de Lorraine, Jean-Louis Morel, Guillaume Echevarria et Marie-Odile Simonnot, Aida Bani s’est intéressée aux vertus dépolluantes de l’Alysson des murs, ainsi qu’à son potentiel économique. Une fois récoltées et séchées, les plantes cultivées en Albanie sont expédiées dans l’est de la France au laboratoire d’Econick, une entreprise fondée par sept chercheurs lorrains. Après l’incinération de la biomasse et divers procédés chimiques, les scientifiques récupèrent du sel et de l’oxyde de nickel. Ces biominéraux de haute qualité permettent des utilisations variées : pour la coloration de céramique ou des verres de lunettes, ou comme composants de batterie et autres catalyseurs. Si le coût de fabrication n’est pas encore en mesure de concurrencer l’extraction minière traditionnelle, la démarche résonne avec l’urgence écologique. L’entreprise espère séduire des industriels désireux de se fournir en matériaux issus de pratiques plus saines pour l’environnement.
La culture des amatrices de métal permettrait de dépolluer les sols en à peine cinq à dix ans.
Question rendements, les expériences menées jusque-là semblent prometteuses. En quelques années, le Centre de gestion économique et agro-environnemental d’Aida Bani a réussi à doubler la quantité de nickel récupérée grâce aux plantes. « De cent kilos par hectare en 2015, nous sommes arrivés à en récolter deux cents l’an dernier, se félicite la chercheuse, en inspectant une parcelle que vient d’irriguer Dalip Gaxho, le paysan. Nous avons doublé les rendements en jouant avec la distance, la densité des plantes, la fertilisation minérale et organique, le temps et la manière de récolter, mais aussi en l’associant avec d’autres plantes comme les légumineuses. » On recense de par le monde près de quatre cents plantes hyperaccumulatrices. Encore expérimentale, la culture des amatrices de métal permettrait de dépolluer les sols des métaux lourds en à peine cinq à dix ans.
Des champs de ces plantes hyperaccumulatrices ont ainsi fait leur apparition sur d’anciens sites industriels lorrains. Et en Albanie où les sols ultramafiques représentent près de 11 % de la superficie du pays, « l’agromine » pourrait ouvrir de nouveaux horizons à un secteur agricole en souffrance et apporter des revenus bienvenus dans des campagnes qui souffrent de la pauvreté et du manque de perspectives. « Les opportunités qu’offre la phytoextraction intéressent beaucoup les paysans du coin, assure Aida Bani. En cultivant ces plantes hyperaccumulatrices, ils peuvent gagner bien plus d’argent qu’avec les plantes fourragères : deux, trois, voire même quatre fois plus. » La vente à Econick des plantes récoltées améliorent déjà un peu le quotidien des paysans qui participent aux expérimentations.
L’opération sols propres que mène l’Alyssum murale autour du lac d’Ohrid semble ainsi satisfaire les Alillari, qui appliquent la rotation des cultures à leurs parcelles. Lentement vidés de leurs métaux par l’Alysson des murs, leurs champs gagnent en qualité et pourraient se montrer plus généreux dans le futur. « En retirant le nickel qui nuit à nos cultures, cette plante permet à nos terrains d’être plus productifs, se réjouit Vahit Alillari. Avec cette plante, tout le monde est gagnant : la professeure avec son expérimentation, et nous, les fermiers. » Pour l’instant, les métaux contenus dans la terre rouge de Pogradec paraissent inépuisables, et l’Alyssum murale a encore de beaux jours devant elle. Aida Bani compte en récolter plus de treize tonnes cette année. Afin d’améliorer le bilan carbone de l’expérience, et dans une perspective d’économie circulaire, la chercheuse discute avec ses collègues de Lorraine pour pouvoir un jour récupérer le métal stocké dans les plantes directement en Albanie.
Par Louis Seiller (publié le 18/05/2021)
A lire sur le site Reporterre