La Californie est-elle un modèle de transition énergétique ?
Début septembre, la Californie adoptait une loi fixant l’objectif de 100 % d’électricité « sans carbone » d’ici à 2045. Ajoutée à d’autres mesures favorables au climat, la décision a fait de cet État étasunien un modèle de la transition énergétique à grande échelle. Notre chroniqueur explique cependant pourquoi l’ambition californienne est moins louable qu’au premier regard.

Dans le secteur de l’énergie, deux mondes s’affrontent : l’ancien, celui des combustibles fossiles et carbonés ; et le nouveau, celui de technologies capables de récolter les innombrables et inépuisables ondulations de la nature. Parce que les questions énergétiques concentrent tous les enjeux (sociétaux, économiques, politiques, climatiques), elles méritent qu’on les explique en prenant de la hauteur. Telle est l’ambition de cette chronique.

La loi californienne prévoyait déjà que, d’ici la fin de l’année 2030, 50 % de l’électricité consommée serait d’origine « renouvelable ». Une nouvelle loi, dite loi SB-100, promue par le sénateur Kevin de León, votée le 27 août dernier, et ratifiée par le gouverneur Jerry Brown le 10 septembre, fixe maintenant l’objectif de 50 % d’électricité renouvelable en 2026, 60 % en 2030 et 100 % d’électricité « sans carbone » d’ici 2045.

Notez la différence sémantique entre les termes « renouvelable » et « sans carbone ». Le premier terme fait référence principalement aux sources d’électricité hydraulique, éolienne, et solaire, et accessoirement à la géothermie et au biogaz ; le deuxième terme ajoute la possibilité du nucléaire dans le mix électrique pour atteindre les 100 % et n’exclut pas le recours aux énergies fossiles avec capture et stockage du carbone.

Cet objectif confirme l’ambition de la 5e économie du monde de figurer parmi les leaders de la défense du climat et résonne comme un défi à une administration Trump qui détricote les réglementations environnementales et fait la promotion des combustibles fossiles.

Mais de très nombreux médias du monde ont confondu électricité et énergie, et beaucoup ont traduit « zero carbon » par « renouvelable ». Non, la loi ne pose pas l’objectif d’une Californie sur la voie d’une énergie 100 % renouvelable ni même d’une électricité 100 % renouvelable. Cette chronique vise à remettre de l’ordre dans les idées concernant les ambitions californiennes.

Les objectifs de la loi sont réalistes et même prudents

Ainsi écrite, la loi désamorce les querelles partisanes. D’un côté, elle satisfait les adeptes des renouvelables convaincus que l’éolien et le solaire associés à des réseaux intelligents et du stockage peuvent produire la quasi-totalité de l’électricité ; d’un autre côté, elle ne se met pas à dos les catastrophistes convaincus qu’au-delà de 70 % de renouvelables dans le réseau électrique nous retournerons à la bougie.

Concernant le nucléaire, il faut rappeler qu’au début de 2018 l’administration californienne a accepté la fermeture de la dernière centrale nucléaire de l’État, celle de Diablo Canyon, à San Luis Obispo. Et on trouvera peut-être surprenant ici que ce ne soit pas sous la pression des antinucléaires, mais à la demande de l’opérateur, Pacific Gas & Electric Co, qui considère qu’au-delà de 2025, la centrale ne pourra plus être rentable.

Le nucléaire ne fournit aujourd’hui que 9 % de l’électricité californienne, moins que le vent (9,4 %), moins que le solaire (10,2 %), moins que le petit hydraulique, la géothermie et la biomasse réunis (9,4 %), beaucoup moins que les grands barrages (15 %). En tout, les renouvelables, gros hydraulique compris, fournissent déjà 44 % de l’électricité californienne. Ceci montre que les objectifs de la loi sont réalistes (50 % en 2026), et même prudents. Ils s’inscrivent dans une longue suite d’objectifs sans cesse dépassés et renouvelés à la hausse dans le contexte d’une baisse continue des coûts de production de l’électricité solaire ou éolienne. En 2002, la première loi de programmation sur les renouvelables ne prévoyait que 20 % d’électricité renouvelable à l’horizon 2017.

Le Code californien de la construction prévoit aussi qu’à partir de 2020 toutes les nouvelles maisons ou immeubles de moins de quatre niveaux devront être équipés d’installations photovoltaïques individuelles ou collectives. L’augmentation du coût de construction serait plus que compensée par la baisse de la facture d’électricité. Dès 2019, la structure des prix de l’électricité devra aussi tenir compte de l’heure de la consommation, ce qui promeut le stockage par batterie, les technologies de consommation intelligente, et indirectement la voiture électrique.

L’ambition de la loi ne concerne que la production électrique et non l’ensemble de la consommation énergétique de l’État

L’objectif californien d’une électricité sans carbone d’ici 27 ans n’est pas le point le plus important de la loi qui vient d’être ratifiée. L’important réside dans la vision politique qui la sous-tend, élaborée de longue date, et avec elle la construction d’un cadre réglementaire et législatif pérenne et pragmatique. Comment l’objectif sera atteint, peu importe, la loi ne prend pas parti sur les choix technologiques, elle définit un cadre, anticipe les contournements et fait confiance à l’innovation et au marché. La Californie, qui doit sa richesse à sa capacité de saisir les deux révolutions technologiques précédentes, celle de la micro-informatique, puis celle de l’internet, se donne les moyens d’inventer les produits et services de la révolution de l’énergie. Vingt-deux milliards de dollars ont été investis dans les start-up de l’énergie verte de 2007 à 2017.

Le gouverneur Brown vient de ratifier une autre loi favorisant les microréseaux électriques, autrement dit, la possibilité pour un hameau, un quartier ou un immeuble de créer son propre réseau électrique et de gérer librement les échanges entre consommateurs et producteurs, une technologie essentielle à la transition énergétique [et à la démocratie de l’énergie], un marché évalué à 38 milliards de dollars d’ici 2030 par les analystes de Bloomberg.

La Californie montre-t-elle pour autant la voie de la résolution du problème climatique ? L’objectif est monumental certes, mais il faut noter que l’ambition de la loi ne concerne que la production électrique et non l’ensemble de la consommation énergétique de l’État, dominée par le pétrole brûlé dans de grosses automobiles. L’électricité consommée en Californie ne représente que 16 % des émissions de gaz à effet de serre, contre 41 % pour les transports et 23 % pour l’industrie. La Californie est le quatrième État producteur de pétrole des États-Unis, le troisième par l’abondance de ses réserves, et le troisième encore par ses capacités de raffinage (18 millions de barils/jour) ; la Californie à elle seule consomme 1/5 du kérosène aéronautique des États-Unis. Le vrai défi, au-delà de l’électricité propre, c’est le transport. Le plan californien prévoit, d’ici 2030, de réduire l’usage du pétrole de 50 % dans les automobiles en augmentant l’efficacité des véhicules, et de mettre 5 millions de véhicules électriques sur les routes (360.000 aujourd’hui sur 28 millions de véhicules) ; plus généralement l’objectif est de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 40 % par rapport à l’année 1990, objectif en très bonne voie d’être respecté, malgré l’augmentation de la population et de l’activité.

Il ne s’agit pas forcément d’éradiquer la consommation de combustibles fossiles, mais de neutraliser les émissions

À ce florilège de lois concernant l’environnement, le gouverneur Brown vient d’ajouter un décret visant la neutralité carbone en 2045. Le décret fait référence à des sécheresses historiques, des pluies torrentielles, des températures extrêmes, des menaces pour la santé publique, et il concerne toutes les émissions, dont celles de l’agriculture.

Là encore, le décret fait l’objet d’interprétations trop rapides. Il ne s’agit pas forcément d’éradiquer la consommation de combustibles fossiles, mais de neutraliser les émissions. On peut même y voir la main des groupes d’influence pétrolier et gazier, la neutralité ne voulant pas dire « pas d’émissions » mais des émissions « compensées » ou « neutralisées ». La capture du CO2 émis par les centrales à gaz et son stockage dans des réservoirs géologiques profonds pourrait être l’outil majeur de cette neutralité. Certaines technologies promettent même de capturer deux fois plus de CO2 que le CO2 résultant de la combustion du gaz naturel, l’État pourrait ainsi parvenir à un bilan carbone négatif, ou neutraliser les émissions de millions d’automobiles en brûlant du gaz !

Trop beau pour être vrai ? La technologie de capture et de stockage du carbone, CSC en abrégé, est encore peu développée, et n’a pas démontré sa faisabilité économique. Il faut rappeler ici quelques éléments de physique : quand on brûle une tonne de gaz naturel, on produit 2,75 tonnes de CO2. Pour une grosse centrale à gaz, comptez de l’ordre de 10.000 tonnes par jour. La CSC propose de compresser, transporter, et injecter ce gaz carbonique dans un réservoir géologique profond. L’économie n’y résiste pas, sauf à ce que cette injection, faite dans un réservoir pétrolifère épuisé, permette d’en prolonger l’exploitation par la surpression générée — ce qui rentabilise l’opération mais aboutit à l’opposé de l’effet recherché.

Cette mise au point faite, sans nul doute la Californie montre-t-elle la voie d’une transition énergétique à très grande échelle

Et puis, la capture et le stockage du carbone pourront faire l’objet d’oppositions politiques : on sait ici, en France, la différence entre « enfouir ses saletés pour ne plus les voir » et « ne pas les produire ». Déjà les associations, notamment 350.org, demandent à l’administration californienne de ne plus donner de permis d’extraction (20.000 pendant le mandat de Jerry Brown), de fermer les puits les plus proches des habitations, de ne plus permettre l’extension des infrastructures existantes et de mettre en place un plan de transition pour les travailleurs du secteur. Il faut préciser que la grande majorité des puits sont des puits de pétrole conventionnels mais que la production est fréquemment stimulée par la fracturation hydraulique ou par l’injection de produits chimiques — au grand dam des protecteurs de l’environnement, qui dénoncent les impacts sur des aquifères précieux. La montée des prix du pétrole n’arrange pas les choses car elle va favoriser l’exploitation des gisements non conventionnels malgré une réglementation en théorie un peu plus tatillonne qu’ailleurs.

Cette mise au point faite, sans nul doute la Californie montre-t-elle la voie d’une transition énergétique à très grande échelle, très largement fondée sur les énergies renouvelables et les réseaux intelligents. Et face à Trump, qui ne cesse de prétendre que les politiques climatiques sont contre les intérêts des États-Unis d’Amérique et qu’elles détruisent des emplois, la Californie montre le contraire. Mais que cette transition se fasse au bénéfice de tous relève d’une autre paire de manches : dans l’État au 2.800 milliards de dollars de PIB pour 40 millions d’habitants, le taux de pauvreté y reste plus élevé qu’ailleurs aux États-Unis. Pour sauver la planète, il faudra bien que l’humanité invente d’autres objectifs que la consommation à outrance et l’invariabilité des comportements au prétexte que l’énergie sera bientôt « propre ».

Par Yves Heuillard (publié le 04/10/2018)
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