06 Déc 2019
Une opinion d'Olivier Malay et d'Anne-Sophie Bouvy, respectivement chercheurs en économie et en droit public à l'UCLouvain.
Beaucoup pensent que la libéralisation du rail ne peut être reportée qu’au prix de gros sacrifices pour la SNCB. Or, la Belgique peut reporter la prochaine étape jusqu’en 2050, voire au-delà.
Depuis 2019, le rail belge est entré dans sa dernière phase de libéralisation : il est désormais possible de faire circuler des trains d’autres compagnies que la SNCB pour le transport national de passagers. Toutefois, et c’est un détail de grande importance, la SNCB bénéficie actuellement du monopole des subsides de l’État belge pour assurer le service public. Dans ces conditions, elle demeure aujourd’hui l’opérateur quasi unique du réseau. L’Union européenne a donc prévu une dernière échéance à la libéralisation, pour 2023. Celle-ci consiste en la possibilité d’octroyer les subsides actuellement reçus par la SNCB à plusieurs compagnies concurrentes via une procédure d’appel d’offres. Ainsi, d’autres entreprises, privées ou publiques, belges ou étrangères, pourraient prétendre à ces subsides et les obtenir (sur une ou plusieurs lignes de train), si elles remportent l’appel d’offres.
La libéralisation convainc peu
En Belgique, les fervents partisans de cette dernière étape de la libéralisation du rail sont peu nombreux. Nos chemins de fer risqueraient de se faire partiellement récupérer par la SNCF ou la Deutsche Bahn. Des entreprises privées pourraient s’installer sur les lignes les plus rentables, délaissant les petites lignes. Le tout sur un très petit réseau belge, ce qui est susceptible de générer de l’inefficacité. De manière plus fondamentale, la libéralisation dans les autres pays a produit des résultats très mitigés (en termes de coûts pour les usagers et de conditions de travail du personnel du rail notamment), comme nous l’avons montré dans une étude début 2019.
Elle avance à contrecœur
Face aux réticences de certains États, le droit européen a prévu la possibilité de maintenir en place leur compagnie ferroviaire historique. Il permet de reporter l’ouverture à la concurrence de 10 ans dans un premier temps. Néanmoins, beaucoup de fausses informations circulent à propos de ce report. Premièrement, l’on entend que le report de 10 ans ne pourrait se faire que si la SNCB était soumise par l’État belge à des exigences de productivité supplémentaires. Celles-ci, définies dans des KPI ("Key Performance Indicators") devraient s’aligner sur les standards de concurrents hypothétiques. Deuxièmement, le bruit court qu’à partir de 2033, la libéralisation aura lieu dans tous les cas. Or, au regard du droit européen, ni l’une ni l’autre de ces affirmations n’est vraie. Mais elles ont pour effet pervers de justifier des réformes envisagées aujourd’hui visant à augmenter la "compétitivité" de la SNCB (augmenter la durée ou la cadence du temps de travail), qui serait sinon contestée.
Que dit le droit européen ?
Premièrement, l’État belge peut décider d’attribuer directement (donc sans mise en concurrence) un contrat de service public de transports de voyageurs à un opérateur. Cet opérateur peut être la compagnie historique, à savoir la SNCB. Hormis une obligation de transparence portant sur certaines informations (identité de l’opérateur, description des services de transport, etc.), l’usage de cette possibilité n’est assorti d’aucune condition particulière. L’État belge peut y recourir jusqu’au 24 décembre 2023 et le contrat ne peut pas dépasser 10 ans. Théoriquement, un tel contrat peut donc courir jusqu’au 23 décembre 2033.
Deuxièmement, un autre mécanisme pouvant être utilisé après 2033 est prévu. L’État belge peut également décider d’attribuer directement, sans mise en concurrence, un contrat de service public à son opérateur historique sous certaines conditions plus serrées. La principale condition est que l’État belge définisse des indicateurs de performance spécifiques (les "Key Performance Indicators") qui devront être rencontrés par l’opérateur choisi. Le règlement européen laisse une certaine marge de manœuvre à l’État belge dans la définition du contenu de ces indicateurs, tant qu’ils sont mesurables et vérifiables. Après 2033, un contrat de service public peut donc être attribué sur la base de KPI pour 10 années supplémentaires. Le droit européen n’impose pas d’autre limite temporelle. Cela signifie concrètement que l’État belge a la possibilité de renouveler ce type de contrat tous les 10 ans et de fonctionner avec la SNCB jusqu’en 2050 par exemple, voire de manière indéfinie.
Cinq indicateurs de performance
Si l’on souhaite maintenir la place prépondérante de la SNCB, il faudra définir des indicateurs de performance à partir de 2033. L’État belge peut choisir d’y mettre des exigences accrues de productivité. Mais selon nous, les indicateurs devraient plutôt refléter ce qu’on attend d’un service public. Nous en proposons cinq. Un, la diminution de l’empreinte carbone de la SNCB, dans une optique de transition écologique. Deux, l’amélioration du bien-être au travail de tous les cheminots. Trois, la diminution du prix des billets, vers la gratuité. Quatre, la diminution des retards. Et cinq, l’augmentation des fréquences et des petites lignes.
Bien sûr, de tels indicateurs demandent, pour être réalistes, un réinvestissement de l’État dans la SNCB, plutôt que la réduction des budgets actuelle. À cet égard, mentionnons le sondage iVox (2019) relevant que 79 % des Belges sont favorables à un réinvestissement de 4 milliards d’euros de plus dans les transports en commun.
À nous de faire les bons choix
C’est maintenant à nos représentants politiques et à eux seuls de prendre des décisions. Mais c’est aussi aux défenseurs et défenseuses d’un rail public et de qualité de les pousser à choisir l’intérêt des usagers et du personnel. À l’heure où l’urgence écologique implique de prendre des mesures, il semble prioritaire de renforcer les chemins de fer plutôt que de transformer ce service public en marché concurrentiel tourné vers le profit. Pour notre part, nous pensons que cela passe par maintenir la SNCB comme unique opérateur ferroviaire et la renouveler tous les 10 ans sur la base d’indicateurs favorables aux usagers du service public.
Par Olivier Malay et Anne-Sophie Bouvy (publié le 18/11/2019)
A lire sur le site La Libre
Beaucoup pensent que la libéralisation du rail ne peut être reportée qu’au prix de gros sacrifices pour la SNCB. Or, la Belgique peut reporter la prochaine étape jusqu’en 2050, voire au-delà.
Depuis 2019, le rail belge est entré dans sa dernière phase de libéralisation : il est désormais possible de faire circuler des trains d’autres compagnies que la SNCB pour le transport national de passagers. Toutefois, et c’est un détail de grande importance, la SNCB bénéficie actuellement du monopole des subsides de l’État belge pour assurer le service public. Dans ces conditions, elle demeure aujourd’hui l’opérateur quasi unique du réseau. L’Union européenne a donc prévu une dernière échéance à la libéralisation, pour 2023. Celle-ci consiste en la possibilité d’octroyer les subsides actuellement reçus par la SNCB à plusieurs compagnies concurrentes via une procédure d’appel d’offres. Ainsi, d’autres entreprises, privées ou publiques, belges ou étrangères, pourraient prétendre à ces subsides et les obtenir (sur une ou plusieurs lignes de train), si elles remportent l’appel d’offres.
La libéralisation convainc peu
En Belgique, les fervents partisans de cette dernière étape de la libéralisation du rail sont peu nombreux. Nos chemins de fer risqueraient de se faire partiellement récupérer par la SNCF ou la Deutsche Bahn. Des entreprises privées pourraient s’installer sur les lignes les plus rentables, délaissant les petites lignes. Le tout sur un très petit réseau belge, ce qui est susceptible de générer de l’inefficacité. De manière plus fondamentale, la libéralisation dans les autres pays a produit des résultats très mitigés (en termes de coûts pour les usagers et de conditions de travail du personnel du rail notamment), comme nous l’avons montré dans une étude début 2019.
Elle avance à contrecœur
Face aux réticences de certains États, le droit européen a prévu la possibilité de maintenir en place leur compagnie ferroviaire historique. Il permet de reporter l’ouverture à la concurrence de 10 ans dans un premier temps. Néanmoins, beaucoup de fausses informations circulent à propos de ce report. Premièrement, l’on entend que le report de 10 ans ne pourrait se faire que si la SNCB était soumise par l’État belge à des exigences de productivité supplémentaires. Celles-ci, définies dans des KPI ("Key Performance Indicators") devraient s’aligner sur les standards de concurrents hypothétiques. Deuxièmement, le bruit court qu’à partir de 2033, la libéralisation aura lieu dans tous les cas. Or, au regard du droit européen, ni l’une ni l’autre de ces affirmations n’est vraie. Mais elles ont pour effet pervers de justifier des réformes envisagées aujourd’hui visant à augmenter la "compétitivité" de la SNCB (augmenter la durée ou la cadence du temps de travail), qui serait sinon contestée.
Que dit le droit européen ?
Premièrement, l’État belge peut décider d’attribuer directement (donc sans mise en concurrence) un contrat de service public de transports de voyageurs à un opérateur. Cet opérateur peut être la compagnie historique, à savoir la SNCB. Hormis une obligation de transparence portant sur certaines informations (identité de l’opérateur, description des services de transport, etc.), l’usage de cette possibilité n’est assorti d’aucune condition particulière. L’État belge peut y recourir jusqu’au 24 décembre 2023 et le contrat ne peut pas dépasser 10 ans. Théoriquement, un tel contrat peut donc courir jusqu’au 23 décembre 2033.
Deuxièmement, un autre mécanisme pouvant être utilisé après 2033 est prévu. L’État belge peut également décider d’attribuer directement, sans mise en concurrence, un contrat de service public à son opérateur historique sous certaines conditions plus serrées. La principale condition est que l’État belge définisse des indicateurs de performance spécifiques (les "Key Performance Indicators") qui devront être rencontrés par l’opérateur choisi. Le règlement européen laisse une certaine marge de manœuvre à l’État belge dans la définition du contenu de ces indicateurs, tant qu’ils sont mesurables et vérifiables. Après 2033, un contrat de service public peut donc être attribué sur la base de KPI pour 10 années supplémentaires. Le droit européen n’impose pas d’autre limite temporelle. Cela signifie concrètement que l’État belge a la possibilité de renouveler ce type de contrat tous les 10 ans et de fonctionner avec la SNCB jusqu’en 2050 par exemple, voire de manière indéfinie.
Cinq indicateurs de performance
Si l’on souhaite maintenir la place prépondérante de la SNCB, il faudra définir des indicateurs de performance à partir de 2033. L’État belge peut choisir d’y mettre des exigences accrues de productivité. Mais selon nous, les indicateurs devraient plutôt refléter ce qu’on attend d’un service public. Nous en proposons cinq. Un, la diminution de l’empreinte carbone de la SNCB, dans une optique de transition écologique. Deux, l’amélioration du bien-être au travail de tous les cheminots. Trois, la diminution du prix des billets, vers la gratuité. Quatre, la diminution des retards. Et cinq, l’augmentation des fréquences et des petites lignes.
Bien sûr, de tels indicateurs demandent, pour être réalistes, un réinvestissement de l’État dans la SNCB, plutôt que la réduction des budgets actuelle. À cet égard, mentionnons le sondage iVox (2019) relevant que 79 % des Belges sont favorables à un réinvestissement de 4 milliards d’euros de plus dans les transports en commun.
À nous de faire les bons choix
C’est maintenant à nos représentants politiques et à eux seuls de prendre des décisions. Mais c’est aussi aux défenseurs et défenseuses d’un rail public et de qualité de les pousser à choisir l’intérêt des usagers et du personnel. À l’heure où l’urgence écologique implique de prendre des mesures, il semble prioritaire de renforcer les chemins de fer plutôt que de transformer ce service public en marché concurrentiel tourné vers le profit. Pour notre part, nous pensons que cela passe par maintenir la SNCB comme unique opérateur ferroviaire et la renouveler tous les 10 ans sur la base d’indicateurs favorables aux usagers du service public.
Par Olivier Malay et Anne-Sophie Bouvy (publié le 18/11/2019)
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