10 Fév 2016
C’est une avancée indéniable et une belle leçon de plaidoyer politique menée par les organisations paysannes et des ONG, soutenues par l’Opération 11.11.11. Le 7 octobre dernier, le Congrès péruvien a adopté une loi pour la promotion de l’agriculture familiale, qui vise à améliorer la qualité de vie des familles rurales, réduire la pauvreté dans le secteur rural et orienter les actions du gouvernement
Au Pérou le gouvernement base principalement son développement économique sur l’exportation de matières premières. Si cela a contribué à réduire la pauvreté, c’est au prix d’augmentation des inégalités et de coût social et environnemental, voir des droits humains. On déplore ainsi 250 morts et 3600 blessés dans des conflits sociaux entre 2006 et 2014 [1], dont la plupart sont liés au secteur de l’extraction (mines, pétrole,…). Mais l’agriculture est également un secteur primordial où deux modèles s’opposent : celui de l’agro-exportation (maïs, café, cacao, asperges, canne à sucre…) et celui de l’agriculture locale et familiale, qui a peu accès aux crédits, aux fertilisants, à la gestion de l’eau, aux subsides publics,.... C’est d’ailleurs en zone rurale que se concentre la pauvreté endémique. Pour l’affronter, il est donc nécessaire d’aborder le développement agricole familial comme moteur de changement.
En 2013, deux éléments vont déclencher la mobilisation des organisations paysannes. D’abord, le constat que les propositions de lois issues des organisations paysannes ne parviennent pas à se traduire en textes de loi. Ensuite, l’opportunité représentée par la déclaration par l’ONU de 2014 comme année mondiale de l’agriculture familiale. Les organisations décident donc de mobiliser le secteur et entamer une réelle campagne en faveur de l’agriculture familiale. Pour cela, quatre réseaux nationaux paysans et d’ONG vont former la Plateforme nationale agriculture familiale – la PAF - et s’atteler à faire adopter une loi de promotion de l’agriculture familiale.
L’objectif est double. D’une part, s’assurer de la participation des organisations de base dans les régions pour la définition et la promotion de la proposition de loi. D’autre part, comme il existait peu de dialogue entre les producteurs de base et les autorités politiques locales et provinciales, il fallait créer un espace de dialogue permanent, afin de s’assurer d’une capacité de pression pour la promulgation et le suivi de la loi. Pour cela, la PAF-Pérou organise en 2014 des ateliers régionaux et une convention nationale. Elle instaure des « tables régionales » qui seront les pièces maitresses de l’approbation de la loi, car elles permettront d’ouvrir les canaux de concertation entre les producteurs et les parlementaires. [3] Une fois débattu et finalisé, le projet de loi est proposé aux parlementaires, accompagné d’un travail de lobbying : identification des parlementaires favorables au projet de loi, courriers, audience publique, communication médiatique, rencontres personnalisées avec des parlementaires,… Le processus est long et délicat.
Le travail porte ses fruits. Le projet de loi est présenté au Congrès fin juin 2015. Mais, petit rebondissement, c’est la dernière séance plénière de la législature du Congrès et pour d’autres raisons que celles liées au projet de loi, l’opposition quitte le parlement, qui se retrouve sans quorum pour voter le projet de loi. C’est le blocage. Mi-août, une rencontre avec la nouvelle vice-présidente du Congrès leur confirme que la proposition de loi n’est pas abandonnée. Elle sera finalement adoptée en plénière le 7 octobre.
Pour Giancarlo Cheng, du CEPES, membre de la PAF-Pérou, « le processus a été complexe, mais nous avons appris que nous devions continuer à relier les gens des différentes régions du Pérou à ces thématiques et de faire d’eux des acteurs politiques actifs. Si les pressions ne viennent que de la capitale et pas de la base, on n’obtiendra pas grand-chose ». Ceci dit, les organisations paysannes ne sont pas dupes de l’empressement du gouvernement à adopter la loi. Mi-novembre 2015, se tient à Lima le VI Forum régional des « fronts parlementaires sur la faim » en Amérique latine, appuyé par la FAO. Nul doute que les congressistes péruviens auront à cœur de montrer leurs avancées sur le thème de l’agriculture familiale.
Transformer l’essai
En quoi l’adoption de la nouvelle loi est-elle un progrès ? Elle définit clairement les responsabilités de l’Etat dans la promotion et le développement de l’agriculture familiale. Par exemple, elle touche à la formalisation des titres d’accès à la terre, aux formations techniques, à la gestion de programmes de financements, à l’articulation adéquate au marché ou encore à assurer une protection sociale aux familles qui se dédient à l’agriculture familiale sur base de l’utilisation durable des terres agricoles. Mais cette loi a également ses limites. Elle ne bénéficiera pas de moyens complémentaires pour sa mise en application. De même, une motion proposée par les organisations paysannes concernant les limites de surfaces des propriétés (pour éviter l’accaparement des terres), n’a pas été reprise dans la loi.
Malgré cette avancée, le travail n’est pas fini pour autant pour la société civile péruvienne. C’est une loi cadre qui demande la mise en place d’une « règlementation ». Sans cela, elle ne sera pas applicable. Normalement, la réglementation de la loi a 90 jours pour être effective. Mais l’expérience montre que cela peut se prolonger bien au-delà. C’est ce qui s’est produit pour le projet de loi sur « l’alimentation saine » qui n’est pas entré en application suite aux coups de butoir des multinationales de l’alimentation et des « fast-food ». L’enjeu sera donc de faire en sorte que la loi ne devienne pas une coquille vide. Du côté de la société civile, les agriculteurs familiaux devront découvrir et s’approprier la législation. Ils devront s’organisent pour défendre leurs droits et pour exiger de leurs autorités locales et régionales les appuis décrits dans la loi. Un autre défi sera de mettre en synergie la loi avec la « Stratégie nationale de l’agriculture familiale ».
La loi, si elle devient effective, est une avancée et un outil important pour les organisations paysannes. D’autant qu’au Pérou le modèle agro-exportateur est considéré comme étant le seul moteur de l’agriculture. Pour Gianmarco Cheng, « les politiciens préfèrent ne pas entrer en conflit avec les agro-exportateurs. C’est pour eux que les politiques publiques des dernières années ont été dessinées. Cela se voit clairement au travers des subsides indirects du gouvernement pour l’établissement de nouvelles zones de cultures. Les grands propriétaires peuvent acheter des grandes quantités de terres subventionnées, ce qui n’est pas le cas pour les petits producteurs ». C’est également ce que promeuvent les accords de commerce avec les États-Unis ou l’Union Européenne. Les investissements dans le secteur minier ou l’agro-exportation, s’ils ne sont pas encadrés et s’ils ne bénéficient pas aux populations les plus fragiles, ne feront que renforcer la mise en compétition entre l’agro-business et les petits producteurs qui ne sont pas armés pour cette lutte, ce qui ne fera qu’amplifier les inégalités et les conflits sociaux. Le Pérou doit mettre en œuvre une réelle cohérence de ses politiques agricoles au risque de réduire à néant toutes les avancées de la loi de promotion de l’agriculture familiale.
Par Stephane Compère (12/11/15)
A lire sur le site du CNCD
Au Pérou le gouvernement base principalement son développement économique sur l’exportation de matières premières. Si cela a contribué à réduire la pauvreté, c’est au prix d’augmentation des inégalités et de coût social et environnemental, voir des droits humains. On déplore ainsi 250 morts et 3600 blessés dans des conflits sociaux entre 2006 et 2014 [1], dont la plupart sont liés au secteur de l’extraction (mines, pétrole,…). Mais l’agriculture est également un secteur primordial où deux modèles s’opposent : celui de l’agro-exportation (maïs, café, cacao, asperges, canne à sucre…) et celui de l’agriculture locale et familiale, qui a peu accès aux crédits, aux fertilisants, à la gestion de l’eau, aux subsides publics,.... C’est d’ailleurs en zone rurale que se concentre la pauvreté endémique. Pour l’affronter, il est donc nécessaire d’aborder le développement agricole familial comme moteur de changement.
En 2013, deux éléments vont déclencher la mobilisation des organisations paysannes. D’abord, le constat que les propositions de lois issues des organisations paysannes ne parviennent pas à se traduire en textes de loi. Ensuite, l’opportunité représentée par la déclaration par l’ONU de 2014 comme année mondiale de l’agriculture familiale. Les organisations décident donc de mobiliser le secteur et entamer une réelle campagne en faveur de l’agriculture familiale. Pour cela, quatre réseaux nationaux paysans et d’ONG vont former la Plateforme nationale agriculture familiale – la PAF - et s’atteler à faire adopter une loi de promotion de l’agriculture familiale.
L’objectif est double. D’une part, s’assurer de la participation des organisations de base dans les régions pour la définition et la promotion de la proposition de loi. D’autre part, comme il existait peu de dialogue entre les producteurs de base et les autorités politiques locales et provinciales, il fallait créer un espace de dialogue permanent, afin de s’assurer d’une capacité de pression pour la promulgation et le suivi de la loi. Pour cela, la PAF-Pérou organise en 2014 des ateliers régionaux et une convention nationale. Elle instaure des « tables régionales » qui seront les pièces maitresses de l’approbation de la loi, car elles permettront d’ouvrir les canaux de concertation entre les producteurs et les parlementaires. [3] Une fois débattu et finalisé, le projet de loi est proposé aux parlementaires, accompagné d’un travail de lobbying : identification des parlementaires favorables au projet de loi, courriers, audience publique, communication médiatique, rencontres personnalisées avec des parlementaires,… Le processus est long et délicat.
Le travail porte ses fruits. Le projet de loi est présenté au Congrès fin juin 2015. Mais, petit rebondissement, c’est la dernière séance plénière de la législature du Congrès et pour d’autres raisons que celles liées au projet de loi, l’opposition quitte le parlement, qui se retrouve sans quorum pour voter le projet de loi. C’est le blocage. Mi-août, une rencontre avec la nouvelle vice-présidente du Congrès leur confirme que la proposition de loi n’est pas abandonnée. Elle sera finalement adoptée en plénière le 7 octobre.
Pour Giancarlo Cheng, du CEPES, membre de la PAF-Pérou, « le processus a été complexe, mais nous avons appris que nous devions continuer à relier les gens des différentes régions du Pérou à ces thématiques et de faire d’eux des acteurs politiques actifs. Si les pressions ne viennent que de la capitale et pas de la base, on n’obtiendra pas grand-chose ». Ceci dit, les organisations paysannes ne sont pas dupes de l’empressement du gouvernement à adopter la loi. Mi-novembre 2015, se tient à Lima le VI Forum régional des « fronts parlementaires sur la faim » en Amérique latine, appuyé par la FAO. Nul doute que les congressistes péruviens auront à cœur de montrer leurs avancées sur le thème de l’agriculture familiale.
Transformer l’essai
En quoi l’adoption de la nouvelle loi est-elle un progrès ? Elle définit clairement les responsabilités de l’Etat dans la promotion et le développement de l’agriculture familiale. Par exemple, elle touche à la formalisation des titres d’accès à la terre, aux formations techniques, à la gestion de programmes de financements, à l’articulation adéquate au marché ou encore à assurer une protection sociale aux familles qui se dédient à l’agriculture familiale sur base de l’utilisation durable des terres agricoles. Mais cette loi a également ses limites. Elle ne bénéficiera pas de moyens complémentaires pour sa mise en application. De même, une motion proposée par les organisations paysannes concernant les limites de surfaces des propriétés (pour éviter l’accaparement des terres), n’a pas été reprise dans la loi.
Malgré cette avancée, le travail n’est pas fini pour autant pour la société civile péruvienne. C’est une loi cadre qui demande la mise en place d’une « règlementation ». Sans cela, elle ne sera pas applicable. Normalement, la réglementation de la loi a 90 jours pour être effective. Mais l’expérience montre que cela peut se prolonger bien au-delà. C’est ce qui s’est produit pour le projet de loi sur « l’alimentation saine » qui n’est pas entré en application suite aux coups de butoir des multinationales de l’alimentation et des « fast-food ». L’enjeu sera donc de faire en sorte que la loi ne devienne pas une coquille vide. Du côté de la société civile, les agriculteurs familiaux devront découvrir et s’approprier la législation. Ils devront s’organisent pour défendre leurs droits et pour exiger de leurs autorités locales et régionales les appuis décrits dans la loi. Un autre défi sera de mettre en synergie la loi avec la « Stratégie nationale de l’agriculture familiale ».
La loi, si elle devient effective, est une avancée et un outil important pour les organisations paysannes. D’autant qu’au Pérou le modèle agro-exportateur est considéré comme étant le seul moteur de l’agriculture. Pour Gianmarco Cheng, « les politiciens préfèrent ne pas entrer en conflit avec les agro-exportateurs. C’est pour eux que les politiques publiques des dernières années ont été dessinées. Cela se voit clairement au travers des subsides indirects du gouvernement pour l’établissement de nouvelles zones de cultures. Les grands propriétaires peuvent acheter des grandes quantités de terres subventionnées, ce qui n’est pas le cas pour les petits producteurs ». C’est également ce que promeuvent les accords de commerce avec les États-Unis ou l’Union Européenne. Les investissements dans le secteur minier ou l’agro-exportation, s’ils ne sont pas encadrés et s’ils ne bénéficient pas aux populations les plus fragiles, ne feront que renforcer la mise en compétition entre l’agro-business et les petits producteurs qui ne sont pas armés pour cette lutte, ce qui ne fera qu’amplifier les inégalités et les conflits sociaux. Le Pérou doit mettre en œuvre une réelle cohérence de ses politiques agricoles au risque de réduire à néant toutes les avancées de la loi de promotion de l’agriculture familiale.
Par Stephane Compère (12/11/15)
A lire sur le site du CNCD