10 May 2021
Depuis octobre 2020, plusieurs dizaines de personnes occupent la colline du Mormont, au nord de Lausanne, en Suisse. Ce site naturel est menacé par l’agrandissement d’une carrière de calcaire servant à la production industrielle de ciment. Le projet est actuellement bloqué par les recours en justice des associations, mais la Zad, elle, est expulsable dès la mi-mars.
Orny (Suisse), reportage
Vue du ciel, l’entaille de dix-neuf hectares semble dévorer toujours plus profondément les entrailles de la colline du Mormont. Exploitée depuis 1953 par Holcim, devenue en 2015 une filiale de la multinationale LafargeHolcim, la cimenterie produit annuellement plus de 800.000 tonnes de ciment. À cheval sur les communes d’Eclépens, de La Sarraz et d’Orny, c’est le plus grand site d’exploitation de la multinationale en Suisse romande. C’est peu dire qu’il est d’intérêt stratégique pour l’industriel et pour le canton.
Mais l’Association pour la Sauvegarde du Mormont (ASM) se bat depuis 2013 contre un projet d’extension de la carrière. En octobre 2020, la lutte a pris une dimension nouvelle avec l’installation d’une Zone à défendre (Zad) sur le plateau de la Birette, une parcelle menacée par l’appétit extractiviste. La Zad de la Colline, première du nom en Suisse, était née. Un combat de plus en plus médiatisé, qui prend un sens tout particulier quelques mois après le refus en votation populaire de l’initiative pour des « multinationales responsables », qui avait pour objectif d’imposer des règles contraignantes aux nombreuses multinationales ayant leurs sièges en Suisse et ne respectant pas les droits humains et environnementaux. [1]
Environnement à la biodiversité unique dans la région, ce massif est un des plus grands passages à faune entre les Alpes et le Jura, et le repaire de nombreuses espèces menacées. Il abrite aussi un site archéologique exceptionnel classé en tant que bien culturel suisse d’importance nationale. « C’est un lieu très particulier, on retrouve beaucoup d’espèces rares, notamment des orchidées sauvages. Les gens du coin viennent se balader là depuis toujours, il y avait de nombreux sentiers de randonnée, expliquent Basile et Blé, occupants de la Zad. Mais tout risque de disparaître au profit d’une des industries les plus polluantes de la planète. »
La richesse de ces terres est largement documentée par l’expertise scientifique des membres de l’Association pour la Sauvegarde du Mormont. Selon l’association, avec plus de neuf-cents espèces de plantes relevées, ce site est « un des hauts lieux botaniques du canton de Vaud ». Cette association a été créée par des habitants et habitantes des environs à l’annonce officielle du projet en 2013. Elle organise depuis 2014 des randonnées, piques-niques et manifestations. Dès les premières étapes de la mise à l’enquête du projet, en 2015, l’ASM s’est organisée à l’échelon communal pour participer au processus de discussion mené par le canton de Vaud. Mais, malgré les critiques, les intérêts d’approvisionnement ont primé et le projet a été validé en 2016.
Une lutte lucide sur l’efficacité des voies légales
Aidée d’autres organisations (WWF, Helvetia Nostra et Pro Natura), l’ASM a fait recours au Tribunal cantonal. Face aux lacunes du projet en termes d’études des impacts environnementaux, le dossier a été remis en question en octobre 2018, pour finalement être à nouveau validé en janvier 2019. Les nouveaux recours cantonaux engagés par cinq membres de l’ASM et les trois organisations ont été rejetés en mai 2020. Loin d’être découragées, elles ont déposé un recours auprès du Tribunal fédéral à l’été 2020. Ce dernier doit se prononcer d’ici à la fin du mois de mars.
Ici comme ailleurs, la Zad est née d’une remise en question de la capacité des voies légales à défendre l’environnement. Pour ne pas prendre le risque d’une défaite au niveau juridique, plusieurs dizaines personnes se sont décidées, mi-octobre, à occuper une maison abandonnée, sur le plateau de la Birette, à proximité du gouffre : « On sait la difficulté des voies juridiques, surtout face à des entreprises privées toutes-puissantes, la lenteur des institutions et le manque de lois pour préserver l’environnement. On ne voulait pas attendre la réponse du tribunal fédéral pour agir. Il fallait passer à quelque chose de plus direct pour empêcher ce projet. On a pu voir que c’est un mode d’action qui a fait ses preuves, notamment à Notre-Dame-des-Landes, à Hambach, à Roybon et à Sivens », explique Basile.
Dans les jours qui ont suivi l’occupation, l’ASM a apporté son soutien et invité tous ses membres à aller à la rencontre des occupantes et occupants. La nouvelle Zad est devenue au fil des jours une zone de vie collective qui veut expérimenter d’autres manières de s’organiser : « Faire une Zad, c’est autant un outil de lutte contre un grand projet inutile et imposé, qu’une zone à décrire, un moyen de libérer un espace-temps pour expérimenter d’autres manières de vivre. On fait des rencontres et, qu’on soit de bonne famille ou de classe populaire, cette mixité nous tire vers le haut. On essaie aussi de s’organiser en essayant d’incarner au quotidien le monde que l’on défend : inclusif et anti-oppressif », dit Blé.
La Zad vit au rythme des tâches quotidiennes, des chantiers collectifs et des nombreuses visites qu’elle reçoit, de voisins en balade ou de camarades. Certains viennent avec des questions, d’autres avec du matériel et de la nourriture. Un soutien bienvenu pour faire face à l’hiver et s’ancrer chaque jour un peu plus dans ce lieu devenu familier. Un territoire en lutte que les zadistes comptent occuper et défendre jusqu’à la garantie de l’annulation du projet : « On n’est pas ici uniquement pour sauver le Mormont, on porte une critique plus générale contre le béton et son monde. Nous comptons rester jusqu’à ce que le projet soit définitivement annulé et que la colline du Mormont soit protégée de toute destruction. On veut des garanties juridiques que la carrière ne va pas se faire. »
Début février, la commune d’Éclépens a envoyé un communiqué dans toutes les boîtes aux lettres où elle accuse notamment l’ASM de diviser la population et de soutenir des actions illégales. Une « pesée des intérêts » qui assume pencher du côté des emplois, des rentrées fiscales et du sponsoring des organisations locales. Depuis près de soixante-dix ans, Holcim a su se rendre indispensable au bon fonctionnement de la commune, en particulier en nourrissant son four avec des déchets encombrants du canton, qui chauffe ensuite les villages et infrastructures des alentours. Elle bénéficie ainsi d’une loyauté de la part des autorités locales que son statut actuel de multinationale mise en cause pour de nombreuses violations des droits humains et environnementaux ne semble pas remettre en question.
De son côté, la Zad se prépare à une évacuation. Les différentes procédures juridiques la concernant ont abouti et elle est expulsable à partir du 16 mars prochain. Les recours contre la première plainte pour « insalubrité » de la maison occupée ont été rejetés, et la plainte pour violation de propriété privée a abouti à un « cas clair », une mesure d’évacuation d’urgence aux délais extrêmement rapides. Sur place, la résistance s’organise et appelle au soutien. Associations et occupants luttent côte à côte contre un projet qui incarne, à l’heure d’un désastre écologique global, les contradictions internes d’un pays hôte des pires multinationales. Et Blé de conclure, déterminée : « On ne va pas se laisser faire, on va résister. Ce n’est pas qu’une lutte écologiste, mais un combat global, contre le béton et son monde ! »
Par Jonas Schnyder (publié le 03/03/2021)
A lire sur le site Reporterre
Orny (Suisse), reportage
Vue du ciel, l’entaille de dix-neuf hectares semble dévorer toujours plus profondément les entrailles de la colline du Mormont. Exploitée depuis 1953 par Holcim, devenue en 2015 une filiale de la multinationale LafargeHolcim, la cimenterie produit annuellement plus de 800.000 tonnes de ciment. À cheval sur les communes d’Eclépens, de La Sarraz et d’Orny, c’est le plus grand site d’exploitation de la multinationale en Suisse romande. C’est peu dire qu’il est d’intérêt stratégique pour l’industriel et pour le canton.
Mais l’Association pour la Sauvegarde du Mormont (ASM) se bat depuis 2013 contre un projet d’extension de la carrière. En octobre 2020, la lutte a pris une dimension nouvelle avec l’installation d’une Zone à défendre (Zad) sur le plateau de la Birette, une parcelle menacée par l’appétit extractiviste. La Zad de la Colline, première du nom en Suisse, était née. Un combat de plus en plus médiatisé, qui prend un sens tout particulier quelques mois après le refus en votation populaire de l’initiative pour des « multinationales responsables », qui avait pour objectif d’imposer des règles contraignantes aux nombreuses multinationales ayant leurs sièges en Suisse et ne respectant pas les droits humains et environnementaux. [1]
Environnement à la biodiversité unique dans la région, ce massif est un des plus grands passages à faune entre les Alpes et le Jura, et le repaire de nombreuses espèces menacées. Il abrite aussi un site archéologique exceptionnel classé en tant que bien culturel suisse d’importance nationale. « C’est un lieu très particulier, on retrouve beaucoup d’espèces rares, notamment des orchidées sauvages. Les gens du coin viennent se balader là depuis toujours, il y avait de nombreux sentiers de randonnée, expliquent Basile et Blé, occupants de la Zad. Mais tout risque de disparaître au profit d’une des industries les plus polluantes de la planète. »
La richesse de ces terres est largement documentée par l’expertise scientifique des membres de l’Association pour la Sauvegarde du Mormont. Selon l’association, avec plus de neuf-cents espèces de plantes relevées, ce site est « un des hauts lieux botaniques du canton de Vaud ». Cette association a été créée par des habitants et habitantes des environs à l’annonce officielle du projet en 2013. Elle organise depuis 2014 des randonnées, piques-niques et manifestations. Dès les premières étapes de la mise à l’enquête du projet, en 2015, l’ASM s’est organisée à l’échelon communal pour participer au processus de discussion mené par le canton de Vaud. Mais, malgré les critiques, les intérêts d’approvisionnement ont primé et le projet a été validé en 2016.
Une lutte lucide sur l’efficacité des voies légales
Aidée d’autres organisations (WWF, Helvetia Nostra et Pro Natura), l’ASM a fait recours au Tribunal cantonal. Face aux lacunes du projet en termes d’études des impacts environnementaux, le dossier a été remis en question en octobre 2018, pour finalement être à nouveau validé en janvier 2019. Les nouveaux recours cantonaux engagés par cinq membres de l’ASM et les trois organisations ont été rejetés en mai 2020. Loin d’être découragées, elles ont déposé un recours auprès du Tribunal fédéral à l’été 2020. Ce dernier doit se prononcer d’ici à la fin du mois de mars.
Ici comme ailleurs, la Zad est née d’une remise en question de la capacité des voies légales à défendre l’environnement. Pour ne pas prendre le risque d’une défaite au niveau juridique, plusieurs dizaines personnes se sont décidées, mi-octobre, à occuper une maison abandonnée, sur le plateau de la Birette, à proximité du gouffre : « On sait la difficulté des voies juridiques, surtout face à des entreprises privées toutes-puissantes, la lenteur des institutions et le manque de lois pour préserver l’environnement. On ne voulait pas attendre la réponse du tribunal fédéral pour agir. Il fallait passer à quelque chose de plus direct pour empêcher ce projet. On a pu voir que c’est un mode d’action qui a fait ses preuves, notamment à Notre-Dame-des-Landes, à Hambach, à Roybon et à Sivens », explique Basile.
Dans les jours qui ont suivi l’occupation, l’ASM a apporté son soutien et invité tous ses membres à aller à la rencontre des occupantes et occupants. La nouvelle Zad est devenue au fil des jours une zone de vie collective qui veut expérimenter d’autres manières de s’organiser : « Faire une Zad, c’est autant un outil de lutte contre un grand projet inutile et imposé, qu’une zone à décrire, un moyen de libérer un espace-temps pour expérimenter d’autres manières de vivre. On fait des rencontres et, qu’on soit de bonne famille ou de classe populaire, cette mixité nous tire vers le haut. On essaie aussi de s’organiser en essayant d’incarner au quotidien le monde que l’on défend : inclusif et anti-oppressif », dit Blé.
La Zad vit au rythme des tâches quotidiennes, des chantiers collectifs et des nombreuses visites qu’elle reçoit, de voisins en balade ou de camarades. Certains viennent avec des questions, d’autres avec du matériel et de la nourriture. Un soutien bienvenu pour faire face à l’hiver et s’ancrer chaque jour un peu plus dans ce lieu devenu familier. Un territoire en lutte que les zadistes comptent occuper et défendre jusqu’à la garantie de l’annulation du projet : « On n’est pas ici uniquement pour sauver le Mormont, on porte une critique plus générale contre le béton et son monde. Nous comptons rester jusqu’à ce que le projet soit définitivement annulé et que la colline du Mormont soit protégée de toute destruction. On veut des garanties juridiques que la carrière ne va pas se faire. »
Début février, la commune d’Éclépens a envoyé un communiqué dans toutes les boîtes aux lettres où elle accuse notamment l’ASM de diviser la population et de soutenir des actions illégales. Une « pesée des intérêts » qui assume pencher du côté des emplois, des rentrées fiscales et du sponsoring des organisations locales. Depuis près de soixante-dix ans, Holcim a su se rendre indispensable au bon fonctionnement de la commune, en particulier en nourrissant son four avec des déchets encombrants du canton, qui chauffe ensuite les villages et infrastructures des alentours. Elle bénéficie ainsi d’une loyauté de la part des autorités locales que son statut actuel de multinationale mise en cause pour de nombreuses violations des droits humains et environnementaux ne semble pas remettre en question.
De son côté, la Zad se prépare à une évacuation. Les différentes procédures juridiques la concernant ont abouti et elle est expulsable à partir du 16 mars prochain. Les recours contre la première plainte pour « insalubrité » de la maison occupée ont été rejetés, et la plainte pour violation de propriété privée a abouti à un « cas clair », une mesure d’évacuation d’urgence aux délais extrêmement rapides. Sur place, la résistance s’organise et appelle au soutien. Associations et occupants luttent côte à côte contre un projet qui incarne, à l’heure d’un désastre écologique global, les contradictions internes d’un pays hôte des pires multinationales. Et Blé de conclure, déterminée : « On ne va pas se laisser faire, on va résister. Ce n’est pas qu’une lutte écologiste, mais un combat global, contre le béton et son monde ! »
Par Jonas Schnyder (publié le 03/03/2021)
A lire sur le site Reporterre