19 Juin 2020
Face au péril climatique et à l’inaction politique, les auteurs de cette tribune prônent une mobilisation d’urgence climatique. Avec un plan inspiré de celui lancé par les États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale : réorientation de la production industrielle et taxation des fortunes illégitimes .
Aurélien Boutaud et Natacha Gondran sont membres de l’unité de recherche Environnement, ville, sociétédu CNRS. Ils publient Les Limites planétaires (La Découverte, 2020).
Afin que l’expansion de la pandémie de Covid-19 n’excède pas la capacité d’accueil des hôpitaux, les gouvernements ont déclaré l’urgence sanitaire et mis en place des politiques ambitieuses qui paraissaient inimaginables il y a encore quelques mois. Afin de respecter les limites écologiques planétaires, ne devrions-nous pas aussi mettre en œuvre une politique d’urgence climatique ?
Qu’il s’agisse du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité, de la perturbation des cycles biogéochimiques, de l’introduction de substances toxiques dans les écosystèmes ou encore du changement d’affectation des sols, cela fait plus d’une dizaine d’années que les scientifiques travaillant dans le domaine des sciences du système Terre ont établi une liste des limites planétaires qui, si elles étaient outrepassées, pourraient provoquer l’effondrement de la biosphère.
Les scientifiques du Giec, dans leur rapport spécial de 2018, ont comparé les effets du changement climatique avec des réchauffements respectifs de + 1,5 °C et de + 2 °C. La conclusion du Giec était alors sans appel : les risques de basculement sont tellement élevés dans le cas d’un réchauffement de 2 °C que la seule solution raisonnable consiste à contenir l’augmentation des températures à + 1,5 degré.
On peut représenter par des courbes simples deux scénarios contrastés d’évolution des émissions de CO2 au 21e siècle, qui permettraient, en théorie, de respecter la limite de 1,5 °C. Toutes deux supposent la neutralité carbone en 2050, date à laquelle l’humanité devra commencer à séquestrer davantage de CO2 qu’elle n’en émettra – raison pour laquelle les courbes passent dans le négatif après cette date.
Observons le schéma de ces courbes (voir schéma sur le site) :
Le premier scénario (P1) semble irréalisable du point de vue économique et politique : il suppose de diviser par deux les émissions mondiales d’ici à 2030. Pour mémoire, après trente ans de politiques internationales en matière de climat, les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 65 % !
Le second scénario (P4, en pointillés) paraît politiquement plus réaliste pour ce qui concerne la décennie à venir, puisque les émissions continueraient de croître encore un peu, avant d’entamer une forte décrue au-delà de 2030-2035. Dix ans de gagnés ? Pas vraiment : le surplus de CO2 injecté dans l’atmosphère durant cette période de transition (figuré en gris entre les courbes P1 et P4 en haut à gauche) rendrait alors la limite de 1,5 °C impossible à respecter.
Après 2030, en plus d’une réduction drastique des émissions, il faudrait alors enlever de l’atmosphère une quantité équivalente de carbone atmosphérique, puis le réinjecter dans la biosphère et la lithosphère figuré en gris entre les courbes P1 et P4 en bas à droite). Premier problème : les technologies permettant de réaliser ce miracle relèvent pour l’instant de la science-fiction. Second problème : un tel scénario suppose le recours à des techniques de géo-ingénierie qui auraient des effets délétères sur plusieurs autres limites planétaires. La conclusion s’impose d’elle-même : ce scénario est délirant.
Décréter l’urgence climatique
À l’instar des graphiques utilisés pour déclarer l’urgence sanitaire, les graphiques du Giec nous disent au final une chose simple : soit nous agissons très vite et très fort (scénario P1), soit l’humanité va droit au chaos, en embarquant avec elle au passage une bonne partie de la biosphère – notamment parce que l’équilibre climatique est une condition centrale du maintien des autres équilibres.
Au vu des différentes courbes mettant en jeu les limites planétaires, les dirigeants devraient donc agir à peu de chose près comme ils l’ont fait à propos du Covid-19, c’est-à-dire en déclarant l’urgence écologique et en mettant en œuvre des politiques drastiques de lutte contre le péril climatique et biologique. Mais ils ne le font pas.
Margaret Klein Salamon, docteure en psychologie et spécialiste des situations d’urgence, est l’une des principales théoriciennes de l’urgence climatique. Elle est également à l’origine de quelques-uns des écrits les plus stimulants de ces dernières années sur le sujet — malheureusement, ses livres n’ont pas encore été traduits en français. Condamnant les politiques gradualistes menées jusqu’à présent, elle propose avec son ONG, The Climate Mobilization, de répandre le sentiment d’urgence dans la population et parmi les décideurs. Aidée en cela par l’inattendue Greta Thunberg et la montée en puissance d’Extinction Rebellion, cette stratégie, inspirée de mouvements comme Act Up[[Adepte des actions coups de poing, l’association a été créée pour lutter contre le VIH/sida et défendre la communauté LGBT].] a déjà porté ses fruits en 2019, puisqu’elle a poussé plusieurs centaines de collectivités locales et plusieurs États (dont la France) à déclarer l’urgence climatique - sans pour autant agir réellement.
Repenser la production industrielle et créer de nouveaux mécanismes de solidarité
La prochaine étape consiste à passer de la déclaration à l’action. Margaret Salamon et son ONG s’appuient sur des modélisations assez fines qui montrent que notre seule chance de tenir l’agenda climatique passe par une mobilisation de la société comparable à celle que les États-Unis ont connu durant la Seconde Guerre mondiale. Cela suppose au moins trois conditions :
– une prise en main provisoire par les États de l’économie afin de réorienter massivement la production industrielle au service de l’effort climatique et écologique ;
– une levée exceptionnelle d’impôts, notamment en ponctionnant les fortunes colossales qui ont été construites sur la rente des énergies fossiles, et qui doivent dès à présent être considérées comme illégitimes ;
– une mobilisation sans précédent de la population, pouvant par exemple passer par la mise en œuvre de quotas individuels d’émissions de CO2, l’interdiction de certaines pratiques fortement émettrices ayant une faible utilité sociale, ou encore la mise en place d’un service civil en faveur du climat.
L’acceptabilité de telles mesures reste évidemment incertaine. Comme pour le Covid-19, elle dépendra sans doute de notre capacité à comprendre la gravité de la situation, à nous mobiliser en conséquence et à redonner du sens à l’action collective. Du fait du caractère profondément injuste de la crise écologique – dont les principaux responsables sont rarement les premières victimes – cette acceptabilité passera également par la mise en œuvre de puissants mécanismes de solidarité, à l’intérieur des pays et entre eux.
Mais s’il y a d’ores et déjà une chose à retenir de la crise actuelle, c’est probablement la suivante : plus nous attendrons, plus nos chances de réussir seront réduites… et plus le combat pour respecter les limites planétaires risquera de porter atteinte à nos libertés.
Par Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (publié le 30/05/2020)
A lire sur le site Reporterre
Aurélien Boutaud et Natacha Gondran sont membres de l’unité de recherche Environnement, ville, sociétédu CNRS. Ils publient Les Limites planétaires (La Découverte, 2020).
Afin que l’expansion de la pandémie de Covid-19 n’excède pas la capacité d’accueil des hôpitaux, les gouvernements ont déclaré l’urgence sanitaire et mis en place des politiques ambitieuses qui paraissaient inimaginables il y a encore quelques mois. Afin de respecter les limites écologiques planétaires, ne devrions-nous pas aussi mettre en œuvre une politique d’urgence climatique ?
Qu’il s’agisse du changement climatique, de l’érosion de la biodiversité, de la perturbation des cycles biogéochimiques, de l’introduction de substances toxiques dans les écosystèmes ou encore du changement d’affectation des sols, cela fait plus d’une dizaine d’années que les scientifiques travaillant dans le domaine des sciences du système Terre ont établi une liste des limites planétaires qui, si elles étaient outrepassées, pourraient provoquer l’effondrement de la biosphère.
Les scientifiques du Giec, dans leur rapport spécial de 2018, ont comparé les effets du changement climatique avec des réchauffements respectifs de + 1,5 °C et de + 2 °C. La conclusion du Giec était alors sans appel : les risques de basculement sont tellement élevés dans le cas d’un réchauffement de 2 °C que la seule solution raisonnable consiste à contenir l’augmentation des températures à + 1,5 degré.
On peut représenter par des courbes simples deux scénarios contrastés d’évolution des émissions de CO2 au 21e siècle, qui permettraient, en théorie, de respecter la limite de 1,5 °C. Toutes deux supposent la neutralité carbone en 2050, date à laquelle l’humanité devra commencer à séquestrer davantage de CO2 qu’elle n’en émettra – raison pour laquelle les courbes passent dans le négatif après cette date.
Observons le schéma de ces courbes (voir schéma sur le site) :
Le premier scénario (P1) semble irréalisable du point de vue économique et politique : il suppose de diviser par deux les émissions mondiales d’ici à 2030. Pour mémoire, après trente ans de politiques internationales en matière de climat, les émissions mondiales de CO2 ont augmenté de 65 % !
Le second scénario (P4, en pointillés) paraît politiquement plus réaliste pour ce qui concerne la décennie à venir, puisque les émissions continueraient de croître encore un peu, avant d’entamer une forte décrue au-delà de 2030-2035. Dix ans de gagnés ? Pas vraiment : le surplus de CO2 injecté dans l’atmosphère durant cette période de transition (figuré en gris entre les courbes P1 et P4 en haut à gauche) rendrait alors la limite de 1,5 °C impossible à respecter.
Après 2030, en plus d’une réduction drastique des émissions, il faudrait alors enlever de l’atmosphère une quantité équivalente de carbone atmosphérique, puis le réinjecter dans la biosphère et la lithosphère figuré en gris entre les courbes P1 et P4 en bas à droite). Premier problème : les technologies permettant de réaliser ce miracle relèvent pour l’instant de la science-fiction. Second problème : un tel scénario suppose le recours à des techniques de géo-ingénierie qui auraient des effets délétères sur plusieurs autres limites planétaires. La conclusion s’impose d’elle-même : ce scénario est délirant.
Décréter l’urgence climatique
À l’instar des graphiques utilisés pour déclarer l’urgence sanitaire, les graphiques du Giec nous disent au final une chose simple : soit nous agissons très vite et très fort (scénario P1), soit l’humanité va droit au chaos, en embarquant avec elle au passage une bonne partie de la biosphère – notamment parce que l’équilibre climatique est une condition centrale du maintien des autres équilibres.
Au vu des différentes courbes mettant en jeu les limites planétaires, les dirigeants devraient donc agir à peu de chose près comme ils l’ont fait à propos du Covid-19, c’est-à-dire en déclarant l’urgence écologique et en mettant en œuvre des politiques drastiques de lutte contre le péril climatique et biologique. Mais ils ne le font pas.
Margaret Klein Salamon, docteure en psychologie et spécialiste des situations d’urgence, est l’une des principales théoriciennes de l’urgence climatique. Elle est également à l’origine de quelques-uns des écrits les plus stimulants de ces dernières années sur le sujet — malheureusement, ses livres n’ont pas encore été traduits en français. Condamnant les politiques gradualistes menées jusqu’à présent, elle propose avec son ONG, The Climate Mobilization, de répandre le sentiment d’urgence dans la population et parmi les décideurs. Aidée en cela par l’inattendue Greta Thunberg et la montée en puissance d’Extinction Rebellion, cette stratégie, inspirée de mouvements comme Act Up[[Adepte des actions coups de poing, l’association a été créée pour lutter contre le VIH/sida et défendre la communauté LGBT].] a déjà porté ses fruits en 2019, puisqu’elle a poussé plusieurs centaines de collectivités locales et plusieurs États (dont la France) à déclarer l’urgence climatique - sans pour autant agir réellement.
Repenser la production industrielle et créer de nouveaux mécanismes de solidarité
La prochaine étape consiste à passer de la déclaration à l’action. Margaret Salamon et son ONG s’appuient sur des modélisations assez fines qui montrent que notre seule chance de tenir l’agenda climatique passe par une mobilisation de la société comparable à celle que les États-Unis ont connu durant la Seconde Guerre mondiale. Cela suppose au moins trois conditions :
– une prise en main provisoire par les États de l’économie afin de réorienter massivement la production industrielle au service de l’effort climatique et écologique ;
– une levée exceptionnelle d’impôts, notamment en ponctionnant les fortunes colossales qui ont été construites sur la rente des énergies fossiles, et qui doivent dès à présent être considérées comme illégitimes ;
– une mobilisation sans précédent de la population, pouvant par exemple passer par la mise en œuvre de quotas individuels d’émissions de CO2, l’interdiction de certaines pratiques fortement émettrices ayant une faible utilité sociale, ou encore la mise en place d’un service civil en faveur du climat.
L’acceptabilité de telles mesures reste évidemment incertaine. Comme pour le Covid-19, elle dépendra sans doute de notre capacité à comprendre la gravité de la situation, à nous mobiliser en conséquence et à redonner du sens à l’action collective. Du fait du caractère profondément injuste de la crise écologique – dont les principaux responsables sont rarement les premières victimes – cette acceptabilité passera également par la mise en œuvre de puissants mécanismes de solidarité, à l’intérieur des pays et entre eux.
Mais s’il y a d’ores et déjà une chose à retenir de la crise actuelle, c’est probablement la suivante : plus nous attendrons, plus nos chances de réussir seront réduites… et plus le combat pour respecter les limites planétaires risquera de porter atteinte à nos libertés.
Par Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (publié le 30/05/2020)
A lire sur le site Reporterre