02 Mar 2020
Le 25 novembre dernier, en marge de l’Internet Governance Forum (IGF), à Berlin, un réseau d’activistes et d’intellectuels a publié un « manifeste pour la justice numérique » intitulé « Appel à prendre en main notre avenir numérique » [1]. L’objectif ? Se réapproprier un « pouvoir numérique » aujourd’hui concentré dans les mains de quelques acteurs privés et étatiques.
Le « Forum sur la gouvernance d’internet » (Internet Governance Forum, IGF) est un forum annuel multipartite dédié à la discussion des politiques publiques entourant le fonctionnement de l’internet [2]. Créé en 2006 à la demande des participants au deuxième « Sommet mondial sur la société de l’information » de l’Union international des télécommunications (IUT), à Tunis, son évolution est emblématique des dérives que connaissent l’internet et le monde du numérique en général. En effet, comme l’explique notamment la militante indienne Deepti Bharthur : « Depuis quelque temps déjà, l’efficacité du forum lui-même a été remise en question à maintes reprises - étant donné que, de par sa conception, c’est un espace qui est axé sur le processus et non sur les résultats, ce qui, de l’avis de beaucoup, est analogue à l’inaction. Cette situation, combinée à l’influence croissante du secteur privé des technologies, qui apporte une présence et des stratégies puissantes et coordonnées sur le forum, neutralise tout potentiel pour d’autres voix qu’un tel forum pourrait avoir » [3].
C’est dans ce contexte qu’en marge de l’édition 2019 de l’IGF, à Berlin, un réseau de militants du numérique principalement issus du Sud a décidé de publier un « Manifeste pour une justice numérique ». Le document fait une quinzaine de pages. À l’heure des réseaux sociaux et de l’information-minute, n’est-ce pas un peu (trop) long ? Parminder Jeet Singh, l’un des auteurs du texte, s’en défend : « Nous avions le choix entre l’exhaustivité ou être percutant. Nous avons préféré l’exhaustivité. À nous maintenant de communiquer efficacement à partir de cette base » [4].
L’éventail des enjeux couverts par le « Manifeste pour une justice numérique » est effectivement impressionnant. Tout comme la radicalité des propositions avancées. On en compte 16 en tout, formulées comme autant de « principes » qui relèvent soit de la réappropriation des données individuelles et collectives, soit du contrôle sur les technostructures au sein desquelles opèrent ces données et « l’intelligence » qui en découle [5].
Un travail collectif
Derrière ce texte, on trouve des militants de la « Just Net Coalition », un réseau d’organisations fondé à Delhi, en 2014, pour défendre « un internet juste et équitable » [6]. À l’époque, déjà, ces militants dénonçaient un internet soumis au contrôle de quelques grandes multinationales et gouvernements nationaux. Près de 6 ans plus tard, le constat n’a pas vraiment changé, au contraire : « Il n’y a pas de temps à perdre pour apprivoiser la puissance du numérique. Soit nous abandonnons notre avenir numérique, soit nous en prenons possession » [7].
En mars 2019, à Bangkok, la JNC organisait un atelier « inter-sectoriel et international » de trois jours sur « l’équité et la justice sociale dans un monde numérique » [8]. L’idée était de réunir des militants actifs dans des organisations sectorielles (ex : mouvements paysans, syndicats, organisations de femmes, etc.) subissant les impacts du numérique mais sans avoir les armes pour y faire face, et des militants du numérique désireux de travailler sur les questions d’équité et de justice sociale, mais n’ayant pas trouvé les lieux appropriés pour le faire efficacement, le tout dans une perspective Nord-Sud. C’est de cette rencontre que sont nées les grandes lignes du manifeste, et le groupe de travail chargé d’en achever la rédaction.
Pour une réappropriation des données, individuelles et collectives
Les huit premiers principes plaident ainsi pour que les données (et les intelligences qui en découlent) soient considérées comme des extensions des individus ou des collectivités dont elles émanent. Cela signifie qu’elles leur appartiennent, et à eux seuls, et non pas au premier qui les récolte, comme c’est le cas actuellement. Cela signifie aussi que ces données nécessitent des mécanismes de protection, de contrôle et de droits d’utilisation spécifiques encore largement à inventer. À ce propos, le manifeste appelle d’ailleurs à ce que les données soient traitées le plus près possible de leur point d’origine et que leurs conditions de circulation transfrontalière soient décidées nationalement, deux principes qui s’opposent directement à ceux que les géants du numérique et leurs sponsors étatiques cherchent aujourd’hui à généraliser à l’échelle internationale [9]. Enfin, tout travail de création de données devrait s’accompagner de droits sur ces données. Ici, les auteurs songent par exemple aux chauffeurs d’Uber ou aux livreurs de Deliveroo, qui sont (mal) payés pour certaines des tâches qu’ils effectuent, mais ne sont aucunement rémunérés pour leur création et traitement de données qui constituent pourtant la principale valeur de ces plateformes. Ce « digital labor » [10] devrait donc s’accompagner de droits économiques spécifiques et pas uniquement en termes de rémunération mais aussi de propriété ou encore de contrôle sur le fonctionnement même des algorithmes et plus largement des plateformes.
Des technostructures par et pour les individus et les collectivités
Le manifeste dénonce également le contrôle centralisé et privatisé qu’exercent une poignée d’acteurs privés sur des technostructures clés du numérique comme les logiciels ou les applications, par exemple. Pour les auteurs, en effet, « contrairement au monde hors ligne où les interactions socio-économiques se déroulent le plus souvent dans des espaces publics ou quasi-publics, dans le monde numérique, elles sont toutes enfermées dans des techno-structures privées », ce qui crée des menaces inédites sur les libertés individuelles et collectives, tout en générant de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation. Pour y remédier, ils plaident pour que les infrastructures numériques fondamentales soient gouvernées comme des services d’utilité publique, ce qui inclut « les plateformes informatiques, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les services de courriel, les systèmes de sécurité de base, les services de paiement et les plateformes de commerce électronique ». Selon la JNC, ces technostructures devraient être décentralisées au maximum avec un accès libre et une garantie d’interopérabilité, ce qui implique a minima que les monopoles numériques soient démantelés. Enfin, le texte considère que les individus et les collectivités devraient avoir la pleine possession des logiciels qu’ils utilisent ainsi que la possibilité de les contrôler, y compris, au besoin, en les modifiant selon leur usage.
Pour une gouvernance démocratique du numérique, du local au global
Les trois derniers principes relèvent enfin de la « gouvernance » du numérique, laquelle devrait s’effectuer, selon les auteurs du manifeste, de façon démocratique, en partant du local vers le global. Cela impliquerait, d’abord, une classification en trois temps des processus et des secteurs soumis à la numérisation. Premièrement, ceux pour lesquels la numérisation n’est tout simplement pas désirable, peu importe les avantages affichés. Deuxièmement, ceux pour lesquels elle pourrait se révéler utile à long-terme, mais moyennant un ralentissement et une gouvernance qui permette d’en gérer les conséquences inattendues ou les adaptations nécessaires. Troisièmement, ceux pour lesquels une numérisation pourrait déjà se révéler positive à court terme, mais là encore, à condition qu’elle se fasse sous le contrôle et la supervision des populations et de leurs représentants.
En parallèle, le manifeste appelle également à ce que les normes qui sous-tendent le fonctionnement du numérique soient développées exclusivement par des organismes d’intérêt public dans un souci d’indépendance, de qualité technique et d’interopérabilité. Le texte se termine par un appel à « un nouveau modèle numérique qui aille du local au mondial (…), qui soutienne le local et favorise l’autodétermination démocratique, mais sans pour autant compromettre les avantages importants de la mondialisation du numérique ».
Et l’écologie ?
Malgré ses prétentions à l’exhaustivité, le manifeste souffre tout de même d’une absence de taille : la question écologique n’y figure nulle part. Penser un numérique socialement juste et démocratique n’a pourtant pas grand sens si le résultat ne tient pas compte des limites physiques que nous impose la crise écologique actuelle. Et compte tenu du coût environnemental colossal et croissant des technologies numériques [11], la question n’a rien de rhétorique. À leur décharge, les auteurs du manifeste répondent ne serait-ce qu’indirectement à cette inquiétude à travers leur classification en trois temps des processus de numérisation. Le déploiement de la 5G, par exemple, est assez largement perçu, au sein du réseau, comme un bon exemple d’une évolution dont les coûts (notamment environnementaux) dépassent de loin les bénéfices et qui devrait donc être refusée collectivement.
Mais surtout, lors d’une rencontre ayant précédé la publication du manifeste, la JNC a décidé de mettre sur pied, entre autres, un groupe de travail spécialement dédié à l’articulation entre écologie et justice numérique. De quoi poursuivre, donc, un travail aussi essentiel... que peu médiatisé.
Par Cédric leterme (publié le 17/12/2019)
A lire sur le site CETRI
Le « Forum sur la gouvernance d’internet » (Internet Governance Forum, IGF) est un forum annuel multipartite dédié à la discussion des politiques publiques entourant le fonctionnement de l’internet [2]. Créé en 2006 à la demande des participants au deuxième « Sommet mondial sur la société de l’information » de l’Union international des télécommunications (IUT), à Tunis, son évolution est emblématique des dérives que connaissent l’internet et le monde du numérique en général. En effet, comme l’explique notamment la militante indienne Deepti Bharthur : « Depuis quelque temps déjà, l’efficacité du forum lui-même a été remise en question à maintes reprises - étant donné que, de par sa conception, c’est un espace qui est axé sur le processus et non sur les résultats, ce qui, de l’avis de beaucoup, est analogue à l’inaction. Cette situation, combinée à l’influence croissante du secteur privé des technologies, qui apporte une présence et des stratégies puissantes et coordonnées sur le forum, neutralise tout potentiel pour d’autres voix qu’un tel forum pourrait avoir » [3].
C’est dans ce contexte qu’en marge de l’édition 2019 de l’IGF, à Berlin, un réseau de militants du numérique principalement issus du Sud a décidé de publier un « Manifeste pour une justice numérique ». Le document fait une quinzaine de pages. À l’heure des réseaux sociaux et de l’information-minute, n’est-ce pas un peu (trop) long ? Parminder Jeet Singh, l’un des auteurs du texte, s’en défend : « Nous avions le choix entre l’exhaustivité ou être percutant. Nous avons préféré l’exhaustivité. À nous maintenant de communiquer efficacement à partir de cette base » [4].
L’éventail des enjeux couverts par le « Manifeste pour une justice numérique » est effectivement impressionnant. Tout comme la radicalité des propositions avancées. On en compte 16 en tout, formulées comme autant de « principes » qui relèvent soit de la réappropriation des données individuelles et collectives, soit du contrôle sur les technostructures au sein desquelles opèrent ces données et « l’intelligence » qui en découle [5].
Un travail collectif
Derrière ce texte, on trouve des militants de la « Just Net Coalition », un réseau d’organisations fondé à Delhi, en 2014, pour défendre « un internet juste et équitable » [6]. À l’époque, déjà, ces militants dénonçaient un internet soumis au contrôle de quelques grandes multinationales et gouvernements nationaux. Près de 6 ans plus tard, le constat n’a pas vraiment changé, au contraire : « Il n’y a pas de temps à perdre pour apprivoiser la puissance du numérique. Soit nous abandonnons notre avenir numérique, soit nous en prenons possession » [7].
En mars 2019, à Bangkok, la JNC organisait un atelier « inter-sectoriel et international » de trois jours sur « l’équité et la justice sociale dans un monde numérique » [8]. L’idée était de réunir des militants actifs dans des organisations sectorielles (ex : mouvements paysans, syndicats, organisations de femmes, etc.) subissant les impacts du numérique mais sans avoir les armes pour y faire face, et des militants du numérique désireux de travailler sur les questions d’équité et de justice sociale, mais n’ayant pas trouvé les lieux appropriés pour le faire efficacement, le tout dans une perspective Nord-Sud. C’est de cette rencontre que sont nées les grandes lignes du manifeste, et le groupe de travail chargé d’en achever la rédaction.
Pour une réappropriation des données, individuelles et collectives
Les huit premiers principes plaident ainsi pour que les données (et les intelligences qui en découlent) soient considérées comme des extensions des individus ou des collectivités dont elles émanent. Cela signifie qu’elles leur appartiennent, et à eux seuls, et non pas au premier qui les récolte, comme c’est le cas actuellement. Cela signifie aussi que ces données nécessitent des mécanismes de protection, de contrôle et de droits d’utilisation spécifiques encore largement à inventer. À ce propos, le manifeste appelle d’ailleurs à ce que les données soient traitées le plus près possible de leur point d’origine et que leurs conditions de circulation transfrontalière soient décidées nationalement, deux principes qui s’opposent directement à ceux que les géants du numérique et leurs sponsors étatiques cherchent aujourd’hui à généraliser à l’échelle internationale [9]. Enfin, tout travail de création de données devrait s’accompagner de droits sur ces données. Ici, les auteurs songent par exemple aux chauffeurs d’Uber ou aux livreurs de Deliveroo, qui sont (mal) payés pour certaines des tâches qu’ils effectuent, mais ne sont aucunement rémunérés pour leur création et traitement de données qui constituent pourtant la principale valeur de ces plateformes. Ce « digital labor » [10] devrait donc s’accompagner de droits économiques spécifiques et pas uniquement en termes de rémunération mais aussi de propriété ou encore de contrôle sur le fonctionnement même des algorithmes et plus largement des plateformes.
Des technostructures par et pour les individus et les collectivités
Le manifeste dénonce également le contrôle centralisé et privatisé qu’exercent une poignée d’acteurs privés sur des technostructures clés du numérique comme les logiciels ou les applications, par exemple. Pour les auteurs, en effet, « contrairement au monde hors ligne où les interactions socio-économiques se déroulent le plus souvent dans des espaces publics ou quasi-publics, dans le monde numérique, elles sont toutes enfermées dans des techno-structures privées », ce qui crée des menaces inédites sur les libertés individuelles et collectives, tout en générant de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation. Pour y remédier, ils plaident pour que les infrastructures numériques fondamentales soient gouvernées comme des services d’utilité publique, ce qui inclut « les plateformes informatiques, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les services de courriel, les systèmes de sécurité de base, les services de paiement et les plateformes de commerce électronique ». Selon la JNC, ces technostructures devraient être décentralisées au maximum avec un accès libre et une garantie d’interopérabilité, ce qui implique a minima que les monopoles numériques soient démantelés. Enfin, le texte considère que les individus et les collectivités devraient avoir la pleine possession des logiciels qu’ils utilisent ainsi que la possibilité de les contrôler, y compris, au besoin, en les modifiant selon leur usage.
Pour une gouvernance démocratique du numérique, du local au global
Les trois derniers principes relèvent enfin de la « gouvernance » du numérique, laquelle devrait s’effectuer, selon les auteurs du manifeste, de façon démocratique, en partant du local vers le global. Cela impliquerait, d’abord, une classification en trois temps des processus et des secteurs soumis à la numérisation. Premièrement, ceux pour lesquels la numérisation n’est tout simplement pas désirable, peu importe les avantages affichés. Deuxièmement, ceux pour lesquels elle pourrait se révéler utile à long-terme, mais moyennant un ralentissement et une gouvernance qui permette d’en gérer les conséquences inattendues ou les adaptations nécessaires. Troisièmement, ceux pour lesquels une numérisation pourrait déjà se révéler positive à court terme, mais là encore, à condition qu’elle se fasse sous le contrôle et la supervision des populations et de leurs représentants.
En parallèle, le manifeste appelle également à ce que les normes qui sous-tendent le fonctionnement du numérique soient développées exclusivement par des organismes d’intérêt public dans un souci d’indépendance, de qualité technique et d’interopérabilité. Le texte se termine par un appel à « un nouveau modèle numérique qui aille du local au mondial (…), qui soutienne le local et favorise l’autodétermination démocratique, mais sans pour autant compromettre les avantages importants de la mondialisation du numérique ».
Et l’écologie ?
Malgré ses prétentions à l’exhaustivité, le manifeste souffre tout de même d’une absence de taille : la question écologique n’y figure nulle part. Penser un numérique socialement juste et démocratique n’a pourtant pas grand sens si le résultat ne tient pas compte des limites physiques que nous impose la crise écologique actuelle. Et compte tenu du coût environnemental colossal et croissant des technologies numériques [11], la question n’a rien de rhétorique. À leur décharge, les auteurs du manifeste répondent ne serait-ce qu’indirectement à cette inquiétude à travers leur classification en trois temps des processus de numérisation. Le déploiement de la 5G, par exemple, est assez largement perçu, au sein du réseau, comme un bon exemple d’une évolution dont les coûts (notamment environnementaux) dépassent de loin les bénéfices et qui devrait donc être refusée collectivement.
Mais surtout, lors d’une rencontre ayant précédé la publication du manifeste, la JNC a décidé de mettre sur pied, entre autres, un groupe de travail spécialement dédié à l’articulation entre écologie et justice numérique. De quoi poursuivre, donc, un travail aussi essentiel... que peu médiatisé.
Par Cédric leterme (publié le 17/12/2019)
A lire sur le site CETRI