13 May 2020
Chez la plupart des gens, l’image de la grande entreprise capitaliste s’est fortement détériorée depuis les années 1960 lorsqu’elle fondait la symbolique du « rêve américain ». Aujourd’hui, les Bayer, BP, AB Inbev ou H&M sont souvent décrites et perçues comme les leviers permettant à une bourgeoisie transnationale et cosmopolite de s’enrichir et de renforcer son pouvoir sur la mondialisation au détriment des plus pauvres et de la sauvegarde de la planète. Si leur image dans le grand public s’est fortement ternie, leur investissement est par contre considéré par la majorité des décideurs politiques comme la condition sine qua non du développement économique et du progrès social. Bénéficiant de ce fait de politiques publiques très « accommodantes », la grande entreprise capitaliste est aujourd’hui l’acteur économique le plus puissant de la mondialisation. Un acteur qui reste, paradoxalement, largement non identifié.
Le 24 avril 2013, au Bangladesh, le Rana Plaza s’effondrait sur des milliers de travailleuses et de travailleurs du secteur textile faisant plus de 1.000 morts. Cet évènement tragique venait rappeler les conditions de travail désastreuses dans lesquelles sont produits les vêtements des grandes marques internationales. La médiatisation de la catastrophe allait aussi relancer une campagne internationale visant la réglementation des activités des multinationales. À plusieurs reprises depuis la fin des années 1970, des États du Sud, des ONG, des syndicats ou des mouvements sociaux internationaux ont dénoncé les effets désastreux des multinationales sur la souveraineté des États, les conditions de vie ou de travail dans certains pays ou encore l’environnement.
Le 26 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies (CDH) approuvait le lancement d’un processus d’élaboration de nouvelles normes internationales contraignantes sur les entreprises multinationales et les droits humains. Déposé par l’Équateur et l’Afrique du Sud, le projet de résolution est à l’époque soutenu par 20 pays du Sud, membres de la commission. Les 14 autres, tous occidentaux, ont voté contre [1]. En ce qui concerne les multinationales, le clivage Nord-Sud est loin d’avoir disparu. Depuis lors, chaque année, le mois d’octobre est l’occasion pour les ONG d’une mobilisation à Genève et d’un fort plaidoyer politique. Ce projet de « traité contraignant les multinationales » n’est pas la seule initiative. Dans des secteurs dits « à risque », comme le textile ou les minerais, d’autres initiatives ont également vu le jour afin de réglementer les chaînes d’approvisionnement multinationales. Enfin, à l’échelon national, la France a voté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la Grande-Bretagne et la Suède y réfléchissent [2]. Ces lois visent à obliger les multinationales à prendre en compte a priori les risques liés aux droits humains ou à la sécurité sur leur chaîne d’approvisionnement. La chaîne d’approvisionnement ou « supply chain » d’un bien ou d’un service est constituée de l’ensemble des entreprises qui contribuent à la production de ce bien ou de ce service. Comme le montre la figure 1 ci-après, elle va de la matière première jusqu’au consommateur.
Les ONG et les syndicats veulent pousser les États à prendre des mesures contraignantes à l’encontre des multinationales pour sortir de l’ornière que représentent les initiatives volontaires de type responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cependant, malgré la mobilisation des syndicats et des ONG, malgré le lobbying de ces mêmes acteurs à l’échelle nationale pour obtenir des lois de devoir de vigilance, les avancées sont minces. Il est peu probable qu’un traité contraignant soit voté dans le cadre des Nations unies du fait de l’opposition farouche des pays occidentaux. La jeune loi française sur le devoir de vigilance montre, quant à elle, déjà ses limites.
Comment peut-on expliquer qu’après près de 50 ans d’initiatives diverses à l’échelle internationale pour réglementer l’activité des multinationales, les résultats soient si minces et les moyens si souvent dévoyés vers des initiatives volontaires ? Quels sont les éléments macro-politiques qui font aujourd’hui obstacle à une réglementation des multinationales ?
1er obstacle : un objet largement non identifié
Les trente plus grandes multinationales dégagent un chiffre d’affaires similaire ou supérieur au PIB de la plupart des États du Sud, pays où les pratiques des multinationales font le plus de dégâts. En 2015, le chiffre d’affaires cumulé des 10 plus grandes multinationales atteignait 3.600 milliards de dollars, quasiment le PIB de l’Allemagne. Et parmi les 100 plus grandes entités économiques de la planète, en ce compris les États, on trouve 37 multinationales [3]. Ces quelques chiffres suffisent à eux seuls à incarner le pouvoir des multinationales. Pourtant, malgré leur impact sur l’environnement, sur l’emploi, l’innovation ou sur les politiques publiques, il n’existe toujours pas à l’heure actuelle une définition juridique ou économique unanimement admise de ce qu’est une entreprise multinationale [4]. Cette question de la définition de la grande entreprise capitaliste est (ou devrait être) un enjeu politique de premier plan pour les syndicats, les ONG et les mouvements politiques progressistes, car sa définition est la première condition de sa réglementation.
Aujourd’hui, en l’absence d’une personnalité juridique spécifique, il n’existe aux yeux des tribunaux que des sociétés [5] nationales ayant des participations dans des sociétés à l’étranger. La société multinationale n’existe pas d’un point de vue juridique. Dès lors, une société mère installée dans un pays ne peut être tenue pour responsable des dégâts environnementaux ou des exactions sociales commises par une de ses filiales à l’étranger. Pourtant, il ne faut pas être spécialiste des relations internationales pour comprendre que l’Équateur, bien que première victime de la pollution de la firme américaine Chevron, n’a pas eu grand-chose à dire dans l’élaboration de la stratégie d’entreprise menant à ladite pollution. De même, lorsqu’en avril 2013, le Rana Plaza s’effondre sur les ouvrières textiles qui y travaillent en tuant plus de 1.100 personnes, les propriétaires des marques produites dans ces ateliers textiles « moyenâgeux » ne résident pas au Bangladesh [6].
La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre adoptée en France le 27 mars 2017 vient confirmer le lien entre définition et application de la réglementation. Cette loi « oblige les grandes entreprises françaises à élaborer, à publier et à mettre en œuvre des mesures adaptées d’identification des risques et de prévention des atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité de personnes, et à l’environnement » [7]. Il s’agit donc d’un document d’intention visant à prévenir les atteintes aux droits humains par les grandes entreprises françaises. Dès l’introduction de leur rapport d’évaluation de la loi, les ONG Sherpa et CCFD Terre Solidaire expliquent la difficulté d’appliquer le devoir de vigilance en l’absence d’une définition claire de l’acteur visé. Sans définition, pas d’échantillon objectivé. Sans échantillon, pas de base de données permettant la vérification et donc, pas d’application stricte de la loi… Ce n’est pas propre aux droits de l’homme : « que ce soit au sujet de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, de la protection de l’environnement ou des droits humains, les organisations de la société civile sont bien souvent contraintes de développer leurs propres bases de données et leurs propres outils pour lutter contre l’impunité dont bénéficient les multinationales » [8].
L’absence de définition pose aussi des problèmes aux organisations du mouvement social lorsque vient le moment de converger pour soutenir une proposition de réglementation intersectorielle des multinationales. Dans l’automobile, une multinationale est aujourd’hui un groupement de plusieurs marques qui possèdent chacune des filiales (des usines d’assemblage) identifiables. Chaque filiale ayant son propre réseau de sous-traitance. À l’opposé, les grandes marques du textile et de l’habillement ne possèdent plus d’usines propres. Elles fonctionnent par commande dans des réseaux de sous-traitants ou de fournisseurs qui changent en permanence. Les perspectives de réglementation dans ces deux secteurs sont dès lors très différentes. Dans le premier cas, la définition fera appel à la notion d’investissement direct étranger ou de participation financière. Dans le second cas, il s’agira de réglementer des relations commerciales entre sociétés (sous-traitance, franchise, etc.).
Une vieille question
S’il est vrai que les banques travaillent à l’échelle internationale depuis le Moyen Âge et si la Compagnie des Indes a été créée au 16e siècle, la plupart des historiens de l’économie situent l’origine des grandes entreprises multinationales vers la moitié du 19e siècle. Époque où les relations capitalistiques prennent définitivement le pas sur les liens d’affaires interpersonnels ou les relations féodales. Il ne s’agit plus d’individus, mais de capitaux. À partir de 1860, des compagnies manufacturières se mettent à créer des unités de production à l’étranger. En 1865, Friedrich Bayer prend une participation dans une usine d’aniline d’Albany, dans l’État de New York, deux ans après avoir créé son usine de produits chimiques près de Cologne. En 1866, l’inventeur suédois de la dynamite, Alfred Nobel, installe une usine d’explosifs à Hambourg. En 1867, la fabrique américaine de machines à coudre Singer construit sa première usine à l’étranger à Glasgow. Singer a par ailleurs été la première société à fabriquer et diffuser un produit sous la même forme et sous le même nom dans le monde entier [9]. Le fait que les sociétés capitalistes européennes ou américaines ne se contentent plus d’exporter vers l’étranger, mais veulent produire au plus près du consommateur est largement dû aux droits de douane et aux mesures protectionnistes de l’époque. En 1902, William Lever, créateur de l’entreprise Unilever, déclarait : « lorsque les droits [de douane] dépassent le coût d’une direction et d’un établissement séparé, il devient économique de construire des usines sur place auprès desquelles notre clientèle pourra s’approvisionner plus avantageusement » [10].
Si le montant des investissements directs étrangers (IDE) [11] explose avant la Première Guerre mondiale, on ne peut pourtant pas encore comparer ces grandes entreprises aux multinationales que nous connaissons aujourd’hui. La différence la plus marquante tient à la notion de contrôle. La multinationale du 21e siècle est gérée par une direction centralisée. Les filiales ou les sous-traitants ont peu de liberté quant à la gestion des opérations stratégiques : ces entités obéissent à une planification décidée par la maison-mère. Au 19e siècle, il en va tout autrement. Les moyens technologiques ne permettent pas encore un tel degré de centralisation. Il faut attendre les années 1950 et 1960 pour que les services aériens rapides et le développement progressif des technologies de la communication permettent ce contrôle de la société mère. L’instauration progressive après la seconde guerre mondiale d’accords commerciaux transnationaux est un autre facteur favorisant le pouvoir des multinationales. Cette architecture de l’impunité, comme l’appellent aujourd’hui les ONG, prend forme au travers du GATT ou du plan Marshall américain en Europe. Ces accords favorisant les intérêts des investisseurs américains à l’origine vont jouer un rôle majeur dans le développement de ce que l’on commence à appeler des « firmes » ou des « sociétés multinationales ».
Quelques années plus tard, la question de la définition de ces « multinationales » est posée aux organisations internationales. C’est d’abord aux Nations unies que le débat va naître sous l’impulsion du groupe des 77 [12] et en réaction au coup d’État contre Salvatore Allende au Chili, fomenté avec l’aide de la multinationale américaine ITT en 1973. Les États du Sud non-alignés portent pour la première fois une revendication visant à réglementer l’action des multinationales sur la scène internationale. Déjà à l’époque, le point d’achoppement du débat porte sur la définition de l’acteur, plus particulièrement sur le nombre de filiales à l’étranger que doit compter une entreprise pour être considérée comme « multinationale ». Plus on augmente le nombre de filiales, plus on restreint l’échantillon et plus les entreprises originaires des États-Unis sont omniprésentes. Depuis lors, de nombreuses définitions ont utilisé la présence à l’étranger (le nombre de filiales) comme élément structurant du pouvoir des multinationales. En effet, cette présence multinationale permet à l’entreprise de mettre en concurrence autant les systèmes législatifs nationaux que les travailleurs.
Pour avoir objectivé l’impérialisme américain, le Centre d’Information et de Recherche des Sociétés Transnationales des Nations unies est rapidement fermé sous la pression des États-Unis qui menacent de ne plus subventionner l’organisation internationale [13]. Certaines de ses activités sont transférées à la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement). Dans son code de conduite à l’attention des sociétés transnationales, la CNUCED désigne comme « transnationale » : « une entreprise comprenant des entités dans deux pays ou plus, quels que soient la forme juridique et les domaines d’activité de ces entités, qui fonctionne sous un système de prise de décision, permettant des politiques cohérentes et une stratégie commune sous l’effet d’un ou plusieurs centres de décisions, et où les entités sont liées entre elles, par la propriété ou autrement, de telle sorte qu’une ou plusieurs d’entre elles est en mesure d’exercer une influence notable sur les activités des autres, et, en particulier, à partager les connaissances, les ressources et les responsabilités avec les autres » [14].
L’Organisation Internationale du Travail (OIT) est pour sa part moins précise, elle qualifie de multinationales les « entreprises qui possèdent ou contrôlent à l’étranger des exploitations, des centres de distribution, de services ou d’autres installations » [15]. La palme de l’absurdité revient, comme souvent, à l’Organisation pour le Commerce et le Développement Économique (OCDE) qui expose dans la note méthodologique annexe aux principes directeurs « qu’une définition précise des entreprises multinationales n’est pas nécessaire pour les besoins des principes directeurs [à l’attention des multinationales] » [16]. L’OCDE cherche donc à réguler l’activité des multinationales sans que ses pays membres s‘accordent sur le sujet de la régulation… Il est évident que dans ce cadre, les principes directeurs à l’attention des entreprises multinationales [17] ne seront jamais que de vagues principes que les multinationales auront le choix de respecter ou pas.
À l’échelon régional, on trouve des définitions plus précises qui permettent de définir l’échantillon à réglementer. Ainsi, pour les besoins de la directive sur les Comités d’Entreprise Européens (CEE) de 1994, l’Union européenne a adopté une définition très opérationnelle : « une entreprise de dimension communautaire est une entreprise employant au moins 1.000 travailleurs dans les États membres [de l’UE] et au moins 150 travailleurs dans au moins deux États membres différents » [18].
Si elle permet d’identifier un échantillon clair des firmes qui seront soumises à l’obligation d’informer et de consulter les travailleurs [19], sa portée géographique limitée au territoire de l’UE fait que, de facto, elle s’applique mal aux multinationales dont le centre de décision est situé hors de l’UE. La direction européenne servira de paravent au véritable centre de décision lorsqu’il faudra justifier une restructuration en Europe par exemple. En outre, elle exclut la sous-traitance du champ de la réglementation. En effet, une entreprise donneuse d’ordre n’« emploie » pas, au sens juridique du terme, les travailleurs de l’entreprise preneuse d’ordre.
Toutes les définitions que nous venons de présenter se limitent le plus souvent à présenter le degré d’internationalisation de l’entreprise – le nombre de filiales à l’étranger détenues par la maison-mère – comme étant un facteur déterminant de ce qu’est une multinationale. Elles ne prennent pas — ou très peu — en compte l’intensification du recours à la sous-traitance par les multinationales. Les principaux classements d’entreprises se concentrent, eux, sur des indicateurs quantitatifs comme le chiffre d’affaires ou les bénéfices réalisés dans le monde.
Si, comme nous l’avons montré dans les deux premiers articles de ce numéro du Gresea Échos, les indicateurs géographiques ou économiques sont importants, car ils permettent de classer les firmes et de construire des échantillons plus objectifs, ils sont loin d’identifier l’ensemble des déterminants plus qualitatifs du pouvoir des multinationales. Par ailleurs, ce ne sont pas nécessairement les activités des plus grandes ou des plus riches multinationales qui posent le plus de problèmes sociaux ou environnementaux. Le 20 août 2006, des déchets toxiques déversés sur environ 18 sites autour de la ville d’Abidjan en Côte d’Ivoire ont affecté la santé de dizaines de milliers de personnes et fortement endommagé l’environnement. Ces déchets « du Nord » ont été acheminés par Trafigura, une société de négoce et de transport de matières premières basée en Suisse [20]. Trafigura est une grande entreprise, présente dans une quarantaine de pays dans le monde pour un chiffre d’affaires de 180 milliards de dollars en 2018 [21]. Avec Glencore, elle est aujourd’hui l’une des plus grandes sociétés privées de négoce de matières premières dans le monde. Mais, à l’époque des faits en 2006, Trafigura n’était même pas renseignée dans le top 500 du magazine Forbes. En Europe, Ryanair a changé le visage des relations professionnelles dans le secteur de l’aviation en imposant le travail low cost comme un avantage comparatif. Cette compagnie aérienne a un impact environnemental et social très important. Elle a fortement détérioré les conditions de travail dans le secteur. Mais, son chiffre d’affaires équivaut à moins de 15% de celui des géants du secteur que sont American Airlines, Delta ou la Lufthansa. Ryanair n’est pas une grande société multinationale. Pourtant, son impact sur les droits des travailleurs est significatif. La taille ou le chiffre d’affaires sont cruciaux pour mesurer l’impact d’une entreprise sur les économies nationales. Néanmoins, il faut aussi interroger d’autres caractéristiques de cet acteur pour mieux comprendre ce qui fonde son pouvoir et, par-là, son impunité : le mode de financement de l’entreprise, la place qu’elle occupe sur une chaîne d’approvisionnement, le type de relations de pouvoir qu’elle entretient avec les autres entités de cette chaîne d’approvisionnement, le secteur principal sur lequel elle est active ou encore l’architecture juridique internationale dans laquelle elle agit et qu’elle contribue à construire. L’analyse quantitative que nous proposons dans ce numéro du Gresea Échos doit donc être complétée par une recherche plus qualitative sur la structure ou les activités des multinationales mises en avant par nos classements...
Par Bruno Bauraind, Leïla Van Keirsbilck (publié le 03/03/2020)
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Le 24 avril 2013, au Bangladesh, le Rana Plaza s’effondrait sur des milliers de travailleuses et de travailleurs du secteur textile faisant plus de 1.000 morts. Cet évènement tragique venait rappeler les conditions de travail désastreuses dans lesquelles sont produits les vêtements des grandes marques internationales. La médiatisation de la catastrophe allait aussi relancer une campagne internationale visant la réglementation des activités des multinationales. À plusieurs reprises depuis la fin des années 1970, des États du Sud, des ONG, des syndicats ou des mouvements sociaux internationaux ont dénoncé les effets désastreux des multinationales sur la souveraineté des États, les conditions de vie ou de travail dans certains pays ou encore l’environnement.
Le 26 juin 2014, le Conseil des droits de l’homme des Nations-Unies (CDH) approuvait le lancement d’un processus d’élaboration de nouvelles normes internationales contraignantes sur les entreprises multinationales et les droits humains. Déposé par l’Équateur et l’Afrique du Sud, le projet de résolution est à l’époque soutenu par 20 pays du Sud, membres de la commission. Les 14 autres, tous occidentaux, ont voté contre [1]. En ce qui concerne les multinationales, le clivage Nord-Sud est loin d’avoir disparu. Depuis lors, chaque année, le mois d’octobre est l’occasion pour les ONG d’une mobilisation à Genève et d’un fort plaidoyer politique. Ce projet de « traité contraignant les multinationales » n’est pas la seule initiative. Dans des secteurs dits « à risque », comme le textile ou les minerais, d’autres initiatives ont également vu le jour afin de réglementer les chaînes d’approvisionnement multinationales. Enfin, à l’échelon national, la France a voté en 2017 une loi sur le devoir de vigilance, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la Grande-Bretagne et la Suède y réfléchissent [2]. Ces lois visent à obliger les multinationales à prendre en compte a priori les risques liés aux droits humains ou à la sécurité sur leur chaîne d’approvisionnement. La chaîne d’approvisionnement ou « supply chain » d’un bien ou d’un service est constituée de l’ensemble des entreprises qui contribuent à la production de ce bien ou de ce service. Comme le montre la figure 1 ci-après, elle va de la matière première jusqu’au consommateur.
Les ONG et les syndicats veulent pousser les États à prendre des mesures contraignantes à l’encontre des multinationales pour sortir de l’ornière que représentent les initiatives volontaires de type responsabilité sociale des entreprises (RSE). Cependant, malgré la mobilisation des syndicats et des ONG, malgré le lobbying de ces mêmes acteurs à l’échelle nationale pour obtenir des lois de devoir de vigilance, les avancées sont minces. Il est peu probable qu’un traité contraignant soit voté dans le cadre des Nations unies du fait de l’opposition farouche des pays occidentaux. La jeune loi française sur le devoir de vigilance montre, quant à elle, déjà ses limites.
Comment peut-on expliquer qu’après près de 50 ans d’initiatives diverses à l’échelle internationale pour réglementer l’activité des multinationales, les résultats soient si minces et les moyens si souvent dévoyés vers des initiatives volontaires ? Quels sont les éléments macro-politiques qui font aujourd’hui obstacle à une réglementation des multinationales ?
1er obstacle : un objet largement non identifié
Les trente plus grandes multinationales dégagent un chiffre d’affaires similaire ou supérieur au PIB de la plupart des États du Sud, pays où les pratiques des multinationales font le plus de dégâts. En 2015, le chiffre d’affaires cumulé des 10 plus grandes multinationales atteignait 3.600 milliards de dollars, quasiment le PIB de l’Allemagne. Et parmi les 100 plus grandes entités économiques de la planète, en ce compris les États, on trouve 37 multinationales [3]. Ces quelques chiffres suffisent à eux seuls à incarner le pouvoir des multinationales. Pourtant, malgré leur impact sur l’environnement, sur l’emploi, l’innovation ou sur les politiques publiques, il n’existe toujours pas à l’heure actuelle une définition juridique ou économique unanimement admise de ce qu’est une entreprise multinationale [4]. Cette question de la définition de la grande entreprise capitaliste est (ou devrait être) un enjeu politique de premier plan pour les syndicats, les ONG et les mouvements politiques progressistes, car sa définition est la première condition de sa réglementation.
Aujourd’hui, en l’absence d’une personnalité juridique spécifique, il n’existe aux yeux des tribunaux que des sociétés [5] nationales ayant des participations dans des sociétés à l’étranger. La société multinationale n’existe pas d’un point de vue juridique. Dès lors, une société mère installée dans un pays ne peut être tenue pour responsable des dégâts environnementaux ou des exactions sociales commises par une de ses filiales à l’étranger. Pourtant, il ne faut pas être spécialiste des relations internationales pour comprendre que l’Équateur, bien que première victime de la pollution de la firme américaine Chevron, n’a pas eu grand-chose à dire dans l’élaboration de la stratégie d’entreprise menant à ladite pollution. De même, lorsqu’en avril 2013, le Rana Plaza s’effondre sur les ouvrières textiles qui y travaillent en tuant plus de 1.100 personnes, les propriétaires des marques produites dans ces ateliers textiles « moyenâgeux » ne résident pas au Bangladesh [6].
La loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre adoptée en France le 27 mars 2017 vient confirmer le lien entre définition et application de la réglementation. Cette loi « oblige les grandes entreprises françaises à élaborer, à publier et à mettre en œuvre des mesures adaptées d’identification des risques et de prévention des atteintes aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité de personnes, et à l’environnement » [7]. Il s’agit donc d’un document d’intention visant à prévenir les atteintes aux droits humains par les grandes entreprises françaises. Dès l’introduction de leur rapport d’évaluation de la loi, les ONG Sherpa et CCFD Terre Solidaire expliquent la difficulté d’appliquer le devoir de vigilance en l’absence d’une définition claire de l’acteur visé. Sans définition, pas d’échantillon objectivé. Sans échantillon, pas de base de données permettant la vérification et donc, pas d’application stricte de la loi… Ce n’est pas propre aux droits de l’homme : « que ce soit au sujet de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, de la protection de l’environnement ou des droits humains, les organisations de la société civile sont bien souvent contraintes de développer leurs propres bases de données et leurs propres outils pour lutter contre l’impunité dont bénéficient les multinationales » [8].
L’absence de définition pose aussi des problèmes aux organisations du mouvement social lorsque vient le moment de converger pour soutenir une proposition de réglementation intersectorielle des multinationales. Dans l’automobile, une multinationale est aujourd’hui un groupement de plusieurs marques qui possèdent chacune des filiales (des usines d’assemblage) identifiables. Chaque filiale ayant son propre réseau de sous-traitance. À l’opposé, les grandes marques du textile et de l’habillement ne possèdent plus d’usines propres. Elles fonctionnent par commande dans des réseaux de sous-traitants ou de fournisseurs qui changent en permanence. Les perspectives de réglementation dans ces deux secteurs sont dès lors très différentes. Dans le premier cas, la définition fera appel à la notion d’investissement direct étranger ou de participation financière. Dans le second cas, il s’agira de réglementer des relations commerciales entre sociétés (sous-traitance, franchise, etc.).
Une vieille question
S’il est vrai que les banques travaillent à l’échelle internationale depuis le Moyen Âge et si la Compagnie des Indes a été créée au 16e siècle, la plupart des historiens de l’économie situent l’origine des grandes entreprises multinationales vers la moitié du 19e siècle. Époque où les relations capitalistiques prennent définitivement le pas sur les liens d’affaires interpersonnels ou les relations féodales. Il ne s’agit plus d’individus, mais de capitaux. À partir de 1860, des compagnies manufacturières se mettent à créer des unités de production à l’étranger. En 1865, Friedrich Bayer prend une participation dans une usine d’aniline d’Albany, dans l’État de New York, deux ans après avoir créé son usine de produits chimiques près de Cologne. En 1866, l’inventeur suédois de la dynamite, Alfred Nobel, installe une usine d’explosifs à Hambourg. En 1867, la fabrique américaine de machines à coudre Singer construit sa première usine à l’étranger à Glasgow. Singer a par ailleurs été la première société à fabriquer et diffuser un produit sous la même forme et sous le même nom dans le monde entier [9]. Le fait que les sociétés capitalistes européennes ou américaines ne se contentent plus d’exporter vers l’étranger, mais veulent produire au plus près du consommateur est largement dû aux droits de douane et aux mesures protectionnistes de l’époque. En 1902, William Lever, créateur de l’entreprise Unilever, déclarait : « lorsque les droits [de douane] dépassent le coût d’une direction et d’un établissement séparé, il devient économique de construire des usines sur place auprès desquelles notre clientèle pourra s’approvisionner plus avantageusement » [10].
Si le montant des investissements directs étrangers (IDE) [11] explose avant la Première Guerre mondiale, on ne peut pourtant pas encore comparer ces grandes entreprises aux multinationales que nous connaissons aujourd’hui. La différence la plus marquante tient à la notion de contrôle. La multinationale du 21e siècle est gérée par une direction centralisée. Les filiales ou les sous-traitants ont peu de liberté quant à la gestion des opérations stratégiques : ces entités obéissent à une planification décidée par la maison-mère. Au 19e siècle, il en va tout autrement. Les moyens technologiques ne permettent pas encore un tel degré de centralisation. Il faut attendre les années 1950 et 1960 pour que les services aériens rapides et le développement progressif des technologies de la communication permettent ce contrôle de la société mère. L’instauration progressive après la seconde guerre mondiale d’accords commerciaux transnationaux est un autre facteur favorisant le pouvoir des multinationales. Cette architecture de l’impunité, comme l’appellent aujourd’hui les ONG, prend forme au travers du GATT ou du plan Marshall américain en Europe. Ces accords favorisant les intérêts des investisseurs américains à l’origine vont jouer un rôle majeur dans le développement de ce que l’on commence à appeler des « firmes » ou des « sociétés multinationales ».
Quelques années plus tard, la question de la définition de ces « multinationales » est posée aux organisations internationales. C’est d’abord aux Nations unies que le débat va naître sous l’impulsion du groupe des 77 [12] et en réaction au coup d’État contre Salvatore Allende au Chili, fomenté avec l’aide de la multinationale américaine ITT en 1973. Les États du Sud non-alignés portent pour la première fois une revendication visant à réglementer l’action des multinationales sur la scène internationale. Déjà à l’époque, le point d’achoppement du débat porte sur la définition de l’acteur, plus particulièrement sur le nombre de filiales à l’étranger que doit compter une entreprise pour être considérée comme « multinationale ». Plus on augmente le nombre de filiales, plus on restreint l’échantillon et plus les entreprises originaires des États-Unis sont omniprésentes. Depuis lors, de nombreuses définitions ont utilisé la présence à l’étranger (le nombre de filiales) comme élément structurant du pouvoir des multinationales. En effet, cette présence multinationale permet à l’entreprise de mettre en concurrence autant les systèmes législatifs nationaux que les travailleurs.
Pour avoir objectivé l’impérialisme américain, le Centre d’Information et de Recherche des Sociétés Transnationales des Nations unies est rapidement fermé sous la pression des États-Unis qui menacent de ne plus subventionner l’organisation internationale [13]. Certaines de ses activités sont transférées à la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement). Dans son code de conduite à l’attention des sociétés transnationales, la CNUCED désigne comme « transnationale » : « une entreprise comprenant des entités dans deux pays ou plus, quels que soient la forme juridique et les domaines d’activité de ces entités, qui fonctionne sous un système de prise de décision, permettant des politiques cohérentes et une stratégie commune sous l’effet d’un ou plusieurs centres de décisions, et où les entités sont liées entre elles, par la propriété ou autrement, de telle sorte qu’une ou plusieurs d’entre elles est en mesure d’exercer une influence notable sur les activités des autres, et, en particulier, à partager les connaissances, les ressources et les responsabilités avec les autres » [14].
L’Organisation Internationale du Travail (OIT) est pour sa part moins précise, elle qualifie de multinationales les « entreprises qui possèdent ou contrôlent à l’étranger des exploitations, des centres de distribution, de services ou d’autres installations » [15]. La palme de l’absurdité revient, comme souvent, à l’Organisation pour le Commerce et le Développement Économique (OCDE) qui expose dans la note méthodologique annexe aux principes directeurs « qu’une définition précise des entreprises multinationales n’est pas nécessaire pour les besoins des principes directeurs [à l’attention des multinationales] » [16]. L’OCDE cherche donc à réguler l’activité des multinationales sans que ses pays membres s‘accordent sur le sujet de la régulation… Il est évident que dans ce cadre, les principes directeurs à l’attention des entreprises multinationales [17] ne seront jamais que de vagues principes que les multinationales auront le choix de respecter ou pas.
À l’échelon régional, on trouve des définitions plus précises qui permettent de définir l’échantillon à réglementer. Ainsi, pour les besoins de la directive sur les Comités d’Entreprise Européens (CEE) de 1994, l’Union européenne a adopté une définition très opérationnelle : « une entreprise de dimension communautaire est une entreprise employant au moins 1.000 travailleurs dans les États membres [de l’UE] et au moins 150 travailleurs dans au moins deux États membres différents » [18].
Si elle permet d’identifier un échantillon clair des firmes qui seront soumises à l’obligation d’informer et de consulter les travailleurs [19], sa portée géographique limitée au territoire de l’UE fait que, de facto, elle s’applique mal aux multinationales dont le centre de décision est situé hors de l’UE. La direction européenne servira de paravent au véritable centre de décision lorsqu’il faudra justifier une restructuration en Europe par exemple. En outre, elle exclut la sous-traitance du champ de la réglementation. En effet, une entreprise donneuse d’ordre n’« emploie » pas, au sens juridique du terme, les travailleurs de l’entreprise preneuse d’ordre.
Toutes les définitions que nous venons de présenter se limitent le plus souvent à présenter le degré d’internationalisation de l’entreprise – le nombre de filiales à l’étranger détenues par la maison-mère – comme étant un facteur déterminant de ce qu’est une multinationale. Elles ne prennent pas — ou très peu — en compte l’intensification du recours à la sous-traitance par les multinationales. Les principaux classements d’entreprises se concentrent, eux, sur des indicateurs quantitatifs comme le chiffre d’affaires ou les bénéfices réalisés dans le monde.
Si, comme nous l’avons montré dans les deux premiers articles de ce numéro du Gresea Échos, les indicateurs géographiques ou économiques sont importants, car ils permettent de classer les firmes et de construire des échantillons plus objectifs, ils sont loin d’identifier l’ensemble des déterminants plus qualitatifs du pouvoir des multinationales. Par ailleurs, ce ne sont pas nécessairement les activités des plus grandes ou des plus riches multinationales qui posent le plus de problèmes sociaux ou environnementaux. Le 20 août 2006, des déchets toxiques déversés sur environ 18 sites autour de la ville d’Abidjan en Côte d’Ivoire ont affecté la santé de dizaines de milliers de personnes et fortement endommagé l’environnement. Ces déchets « du Nord » ont été acheminés par Trafigura, une société de négoce et de transport de matières premières basée en Suisse [20]. Trafigura est une grande entreprise, présente dans une quarantaine de pays dans le monde pour un chiffre d’affaires de 180 milliards de dollars en 2018 [21]. Avec Glencore, elle est aujourd’hui l’une des plus grandes sociétés privées de négoce de matières premières dans le monde. Mais, à l’époque des faits en 2006, Trafigura n’était même pas renseignée dans le top 500 du magazine Forbes. En Europe, Ryanair a changé le visage des relations professionnelles dans le secteur de l’aviation en imposant le travail low cost comme un avantage comparatif. Cette compagnie aérienne a un impact environnemental et social très important. Elle a fortement détérioré les conditions de travail dans le secteur. Mais, son chiffre d’affaires équivaut à moins de 15% de celui des géants du secteur que sont American Airlines, Delta ou la Lufthansa. Ryanair n’est pas une grande société multinationale. Pourtant, son impact sur les droits des travailleurs est significatif. La taille ou le chiffre d’affaires sont cruciaux pour mesurer l’impact d’une entreprise sur les économies nationales. Néanmoins, il faut aussi interroger d’autres caractéristiques de cet acteur pour mieux comprendre ce qui fonde son pouvoir et, par-là, son impunité : le mode de financement de l’entreprise, la place qu’elle occupe sur une chaîne d’approvisionnement, le type de relations de pouvoir qu’elle entretient avec les autres entités de cette chaîne d’approvisionnement, le secteur principal sur lequel elle est active ou encore l’architecture juridique internationale dans laquelle elle agit et qu’elle contribue à construire. L’analyse quantitative que nous proposons dans ce numéro du Gresea Échos doit donc être complétée par une recherche plus qualitative sur la structure ou les activités des multinationales mises en avant par nos classements...
Par Bruno Bauraind, Leïla Van Keirsbilck (publié le 03/03/2020)
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