10 Sept 2020
Refuser le soutien public aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux est essentiel, mais le passage du principe à la pratique est difficile. Il existe pourtant des voies d’action.
Le mouvement est parti du Danemark et de la Pologne, avant de s’étendre jusqu’à l’Argentine. Il est en train de gagner plusieurs pays européens et commence à susciter le débat en France : une entreprise ne peut recevoir une aide publique si elle utilise les paradis fiscaux pour échapper aux impôts.
La logique politique est évidente : comment oser réclamer de pouvoir bénéficier de l’effort collectif lorsque l’on passe son temps à s’abstenir de le financer ? Mais de la politique à la pratique, il y a un pas qui reste pour l’instant non franchi.
Des bons sentiments limités
On le comprend lorsqu’on regarde de près ce que font les pays qui ont pris cette voie. Au Danemark, les entreprises qui ne peuvent recevoir d’aides publiques sont celles qui ont « une présence » dans les paradis fiscaux.
Pendant que Bruno Le Maire refuse l’aide aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux, sa majorité rejette un amendement qui va dans ce sens !
Deux questions se posent d’emblée : comment définit-on la présence (maison mère, filiales, etc.) – le Parlement danois devrait apporter bientôt la réponse – et à partir de quelle liste détermine-t-on qu’un pays est un paradis fiscal ? Il existe une liste européenne qui comporte douze territoires, un seul étant vraiment significatif, les Iles Caïmans.
En Pologne, une entreprise présente dans un paradis fiscal peut quand même recevoir de l’aide si elle s’engage à devenir résident fiscal dans les neuf mois.
En France, une épopée surréaliste s’est jouée. D’abord, des députés ont demandé que les aides publiques soient refusées aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux de la liste française (qui s’adapte à la liste européenne). Cette condition, les sénateurs l’ont votée. Dans la foulée, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire déclare qu’« il va de soi que si une entreprise a son siège fiscal ou des filiales dans un paradis fiscal, […] elle ne pourra pas bénéficier des aides de trésorerie de l’Etat »… en même temps que sa majorité à l’Assemblée rejette l’amendement voté au Sénat !
Quels territoires concernés ?
On ne peut que se réjouir que plusieurs partis de gauche – socialistes à l’Assemblée, communistes au Sénat (accompagnés de l’UDI) – aient lancé la mobilisation sur le sujet. Mais le constat est là : pas de définition de la présence dans les paradis fiscaux dont la liste reste limitée. Et, sans surprise, aucune coordination européenne en la matière.
Comment avancer sur ce sujet important ? Le Tax Justice Network, première ONG mondiale de lutte contre les paradis fiscaux, a posé une analyse fine de la place des paradis fiscaux permettant de poser plusieurs principes d’action.
D’abord, il faut se débarrasser de l’approche par les listes. D’une part, leur contenu doit tenir compte de considérations diplomatiques et de pressions politiques permanentes qui les vident de leur pertinence. Ainsi, la liste européenne ne peut contenir, par principe, aucun Etat membre de l’Union quand les principaux paradis fiscaux mondiaux se situent largement sur le continent (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg, etc.).
D’autre part, les listes conduisent à un positionnement blanc/noir, paradis fiscal/non-paradis fiscal qui ne reflète pas le continuum d’offre d’opacité que peuvent offrir les différents territoires, dont chacun comporte des lois fiscales en faisant un petit bout de paradis fiscal. Seul un travail d’analyse précis permet de déterminer le « degré de paradis » de chacun des territoires.
C’est la raison pour laquelle, lorsque l’OCDE publie ses appréciations des efforts réalisés par chaque pays pour évoluer vers ses standards de transparence, elle les désigne selon un dégradé, « largement conforme », « partiellement conforme », « non conforme ».
C’est également pour cela que le Tax Justice Network publie son Financial Secrecy Index et son Corporate Tax Haven Index à partir d’une analyse précise des caractéristiques financières, juridiques et fiscales des territoires, classés de manière indépendante des pouvoirs politiques et des lobbys privés.
La bonne approche consiste ainsi, par exemple, à décider de cibler les entreprises présentes dans les 10 ou 12 premiers territoires offrant le plus de possibilité de se soustraire à l’impôt.
La charge de la preuve de l’innocuité
Une deuxième étape est alors nécessaire. La présence de la maison mère ou d’une filiale dans un tel territoire ne suffit pas à démontrer l’évidence d’une stratégie d’évitement fiscal. Telle entreprise peut avoir des filiales aux Caïmans ou en Irlande parce qu’elle y a des clients. Il reviendrait donc aux entreprises présentes dans ces territoires de démontrer que leur présence est motivée par des raisons commerciales ou financières justifiées.
Enfin, il est essentiel d’éviter les petits arrangements entre amis, entre élites politiques et économiques. C’est pourquoi les entreprises ne devraient pouvoir recevoir d’aides publiques que dans la mesure où elles démontrent à la société civile qu’elles n’utilisent pas ces territoires à des fins d’optimisation fiscale agressive. Elles devraient donc rendre public l’organigramme de leur présence dans le monde selon un standard international de transparence.
Recourir à une analyse indépendante des pratiques des territoires, imposer aux entreprises de justifier leur présence dans les pays mal cotés et de faire la transparence sur leurs pratiques, telles sont les trois étapes que les initiatives parlementaires européennes devraient retenir pour refuser les aides publiques aux entreprises se comportant en passagers clandestins de la fiscalité.
Par Christian Chavagneux
Lire sur le site de Alternatives économiques (28 avril 2020)
Le mouvement est parti du Danemark et de la Pologne, avant de s’étendre jusqu’à l’Argentine. Il est en train de gagner plusieurs pays européens et commence à susciter le débat en France : une entreprise ne peut recevoir une aide publique si elle utilise les paradis fiscaux pour échapper aux impôts.
La logique politique est évidente : comment oser réclamer de pouvoir bénéficier de l’effort collectif lorsque l’on passe son temps à s’abstenir de le financer ? Mais de la politique à la pratique, il y a un pas qui reste pour l’instant non franchi.
Des bons sentiments limités
On le comprend lorsqu’on regarde de près ce que font les pays qui ont pris cette voie. Au Danemark, les entreprises qui ne peuvent recevoir d’aides publiques sont celles qui ont « une présence » dans les paradis fiscaux.
Pendant que Bruno Le Maire refuse l’aide aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux, sa majorité rejette un amendement qui va dans ce sens !
Deux questions se posent d’emblée : comment définit-on la présence (maison mère, filiales, etc.) – le Parlement danois devrait apporter bientôt la réponse – et à partir de quelle liste détermine-t-on qu’un pays est un paradis fiscal ? Il existe une liste européenne qui comporte douze territoires, un seul étant vraiment significatif, les Iles Caïmans.
En Pologne, une entreprise présente dans un paradis fiscal peut quand même recevoir de l’aide si elle s’engage à devenir résident fiscal dans les neuf mois.
En France, une épopée surréaliste s’est jouée. D’abord, des députés ont demandé que les aides publiques soient refusées aux entreprises présentes dans les paradis fiscaux de la liste française (qui s’adapte à la liste européenne). Cette condition, les sénateurs l’ont votée. Dans la foulée, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire déclare qu’« il va de soi que si une entreprise a son siège fiscal ou des filiales dans un paradis fiscal, […] elle ne pourra pas bénéficier des aides de trésorerie de l’Etat »… en même temps que sa majorité à l’Assemblée rejette l’amendement voté au Sénat !
Quels territoires concernés ?
On ne peut que se réjouir que plusieurs partis de gauche – socialistes à l’Assemblée, communistes au Sénat (accompagnés de l’UDI) – aient lancé la mobilisation sur le sujet. Mais le constat est là : pas de définition de la présence dans les paradis fiscaux dont la liste reste limitée. Et, sans surprise, aucune coordination européenne en la matière.
Comment avancer sur ce sujet important ? Le Tax Justice Network, première ONG mondiale de lutte contre les paradis fiscaux, a posé une analyse fine de la place des paradis fiscaux permettant de poser plusieurs principes d’action.
D’abord, il faut se débarrasser de l’approche par les listes. D’une part, leur contenu doit tenir compte de considérations diplomatiques et de pressions politiques permanentes qui les vident de leur pertinence. Ainsi, la liste européenne ne peut contenir, par principe, aucun Etat membre de l’Union quand les principaux paradis fiscaux mondiaux se situent largement sur le continent (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg, etc.).
D’autre part, les listes conduisent à un positionnement blanc/noir, paradis fiscal/non-paradis fiscal qui ne reflète pas le continuum d’offre d’opacité que peuvent offrir les différents territoires, dont chacun comporte des lois fiscales en faisant un petit bout de paradis fiscal. Seul un travail d’analyse précis permet de déterminer le « degré de paradis » de chacun des territoires.
C’est la raison pour laquelle, lorsque l’OCDE publie ses appréciations des efforts réalisés par chaque pays pour évoluer vers ses standards de transparence, elle les désigne selon un dégradé, « largement conforme », « partiellement conforme », « non conforme ».
C’est également pour cela que le Tax Justice Network publie son Financial Secrecy Index et son Corporate Tax Haven Index à partir d’une analyse précise des caractéristiques financières, juridiques et fiscales des territoires, classés de manière indépendante des pouvoirs politiques et des lobbys privés.
La bonne approche consiste ainsi, par exemple, à décider de cibler les entreprises présentes dans les 10 ou 12 premiers territoires offrant le plus de possibilité de se soustraire à l’impôt.
La charge de la preuve de l’innocuité
Une deuxième étape est alors nécessaire. La présence de la maison mère ou d’une filiale dans un tel territoire ne suffit pas à démontrer l’évidence d’une stratégie d’évitement fiscal. Telle entreprise peut avoir des filiales aux Caïmans ou en Irlande parce qu’elle y a des clients. Il reviendrait donc aux entreprises présentes dans ces territoires de démontrer que leur présence est motivée par des raisons commerciales ou financières justifiées.
Enfin, il est essentiel d’éviter les petits arrangements entre amis, entre élites politiques et économiques. C’est pourquoi les entreprises ne devraient pouvoir recevoir d’aides publiques que dans la mesure où elles démontrent à la société civile qu’elles n’utilisent pas ces territoires à des fins d’optimisation fiscale agressive. Elles devraient donc rendre public l’organigramme de leur présence dans le monde selon un standard international de transparence.
Recourir à une analyse indépendante des pratiques des territoires, imposer aux entreprises de justifier leur présence dans les pays mal cotés et de faire la transparence sur leurs pratiques, telles sont les trois étapes que les initiatives parlementaires européennes devraient retenir pour refuser les aides publiques aux entreprises se comportant en passagers clandestins de la fiscalité.
Par Christian Chavagneux
Lire sur le site de Alternatives économiques (28 avril 2020)