31 Mar 2016
Alors que le projet de réforme du code du travail veut précariser davantage les salariés, Reporterre a discuté avec Jean-François Zobrist, ancien directeur de Favi, une usine de fonderie où les employés travaillent sans contrôle et en autonomie. Organisés en petites unités autogérées, les ouvriers sont plus heureux et l’entreprise prospère.
Favi est une entreprise de 400 «collaborateurs» spécialisée dans la fonderie et située à Hallencourt (Somme). Ses principaux clients sont les grands groupes industriels et les constructeurs automobiles (comme PSA Peugeot Citroën). Son directeur général de 1983 à 2008, Jean-François Zobrist, y a testé grandeur nature une nouvelle forme de management fondée sur la confiance en laissant une très grande autonomie aux ouvriers. Il a appelé ce modèle «l’entreprise libérée».
Reporterre – Comme directeur général de Favi, vous avez décidé de laisser les ouvriers organiser eux-mêmes leur travail. À quel modèle d’organisation avez-vous abouti ?
Jean-François Zobrist – Quand je suis arrivé, les commandes étaient réceptionnées par le service commercial, qui les transmettait au service de planification, qui expliquait aux ouvriers comment ils devaient s’organiser. J’ai supprimé ces échelons et installé des télex à côté des machines, dans les ateliers. Les ouvriers reçoivent les commandes et organisent leur travail. Ils sont responsables depuis la réception de la commande jusqu’au chargement du camion.
L’entreprise est organisée en 13 unités, appelées « mini-usines », chacune en charge d’un client. Les ouvriers, qui ressentaient le besoin que leur travail soit coordonné, cooptent l’un des leurs, qui devient leader de la mini-usine et qui décide d’un certain nombre de choses – par exemple, des salaires. À ses côtés, un membre du bureau d’études se charge des tâches commerciales : prospecter de nouveaux clients, négocier les prix, etc. Chaque mini-usine a également son agent de maintenance et son agent de qualité. Les ouvriers décident des investissements à réaliser.
Le temps de travail est également géré par les ouvriers ?
Lors du passage aux 35 heures, je ne savais pas comment faire. J’ai réuni les ouvriers et leur ai dit de se débrouiller. Ils ont trouvé une organisation géniale : ils travaillent toujours 39 heures par semaine mais s’accordent deux semaines de vacances supplémentaires chaque année, en accord avec leurs leaders. Nous ne recourrons pas aux heures supplémentaires, c’est trop compliqué.
Les chiffres sont révoltants : un cadre profite de sa vie en moyenne six ans de plus qu’un ouvrier. Le trois-huit tue les gens. À Favi, les travailleurs de nuit sont volontaires. Ils font ça quelques années seulement, parce qu’ils ont une grosse dépense prévue, la maison à payer… Les rythmes ne sont pas imposés. Et nous avons trois fois moins d’accidents du travail que la moyenne nationale du secteur de la fonderie !
Comment avez-vous eu l’idée de mettre ce système en place ?
Le patron précédent regardait l’entreprise de derrière sa vitre. Moi, j’ai eu quatre mois pour me préparer à ce poste. J’ai tourné dans l’usine, je parlais avec les ouvriers, je leur demandais les prénoms de leurs enfants, comment fonctionnaient leurs machines…
Trois choses sont ressorties de ces discussions. Premièrement, que les ouvriers étaient très attachés au temps présent, pas à d’hypothétiques résultats futurs ; qu’ils s’interrogeaient sur le « pourquoi » de leur travail et étaient saturés de procédures stupides ; et qu’ils étaient dotés d’un solide bon sens, capables de dire pourquoi les choses ne tournaient pas rond.
J’ai également cette conviction que l’homme est naturellement, intrinsèquement bon. Nous sommes les seuls mammifères à prendre soin des vieux, des malades et des handicapés ! Pourquoi ne pas faire confiance ?
Le résultat est-il au rendez-vous ?
Grâce à cette organisation, nous sommes passés de 86 salariés à 400. J’ai compris que les ouvriers étaient heureux de laisser tomber toutes les procédures et de revenir à une organisation de bon sens, en voyant qu’ils produisaient spontanément 10 à 20 % de pièces en plus.
L’argent n’est pas le but de l’entreprise, c’est une respiration. Néanmoins, avec cette nouvelle organisation, nous sommes passés de 2 à 3 % de cash flow [bénéfice net avant charges non financières et amortissements] à 15 à 20 %. Tout le monde a le même intéressement partagé en stricte égalité, au centime près.
Le bonheur en entreprise tient beaucoup à l’autonomie et au retour à la simplicité. Sénèque disait que « le sentiment d’équité ne tient pas à la rigueur des lois mais à la rigueur de leur application ». Souvent, les règles des entreprises sont tellement compliquées que les salariés ont l’impression qu’elles sont injustes.
Avez-vous été confronté à des abus ?
Il est important que les ouvriers sachent pourquoi ils travaillent. Quand j’ai créé la première mini-usine pour Peugeot, j’ai dit aux ouvriers qu’il fallait que Peugeot les aime, pour qu’ils continuent à avoir du travail et pour qu’il y ait du travail pour leurs enfants dans le village. Cela implique d’être rigoureux dans la qualité, de toujours respecter les délais. Résultat, en 35 ans, nous n’avons pas eu un seul retard de livraison.
Dans les années 1940-1950, au fur et à mesure que les paysans entraient dans les usines, on a mis en place des pointeuse pour les éduquer à respecter des horaires. Mais cet outil d’insertion est devenu un outil de contrôle. Dans la population, il doit y avoir 2 % de gens qui ne sont pas sérieux et, à cause d’eux, on traite les 98 % autres comme des tire-au-flanc. Et on aboutit à des systèmes où le coût du contrôle est quatre fois plus élevé que le coût de la déviance. Malheureusement, il n’y a pas d’école des patrons, pas d’école de management où l’on apprenne à encourager, à féliciter, à exprimer de la gratitude. Alors que vous, moi, nous mendions tous de la reconnaissance.
Dans l’entreprise libérée, celui qui n’apporte pas sa part au travail est naturellement éliminé. Incidemment, les retards ponctuels – « j’ai crevé en route », « mon enfant était malade ce matin » – sont tout à fait tolérés, les gens s’organisent. Mais si quelqu’un n’est vraiment pas sérieux, arrive tous les jours en retard, par exemple, personne ne veut travailler avec lui. Il m’est arrivé plusieurs fois de trouver quelqu’un les bras ballants au milieu de l’atelier, obligé de m’expliquer que personne n’avait voulu de lui dans son équipe. Je lui répondais de se rendre utile, de prendre un balai, par exemple. Si la situation se reproduisait, c’était tellement humiliant pour la personne qu’elle finissait par ne plus venir.
Ce modèle est-il généralisable ?
Avec Isaac Getz, enseignant à l’ESCP Europe, nous nous sommes intéressés aux points communs des quelque 300 entreprises libérées. Il n’y a pas de modèle, dans le sens où chaque entreprise cherche le bonheur à sa manière. Mais le point commun, c’est un « leader libérateur » qui a fait toute sa carrière dans l’entreprise et n’a pas le sens du risque, passe de l’intuition à l’action. Je pense qu’on peut donc reproduire ça partout. Le problème, c’est l’ego de certains dirigeants.
Comment voyez-vous le projet de réforme du code du travail porté par la ministre Myriam El Khomri ? Et l’avenir du travail ?
Le projet de réforme de Mme El Khomri est périmé. Parler de supprimer les 35 heures, c’est parler du passé. Il faut redonner le pouvoir aux ouvriers, qui transforment la matière en valeur, de décider eux-mêmes de leurs conditions de travail, en leur faisant confiance. Si on les libère, on s’apercevra des savoirs, de l’énergie qu’ils ont, car la structure écrase la créativité des individus. Quant aux patrons, ils ne sont jamais heureux de licencier, souvent ils n’en dorment pas la nuit. Et un mauvais patron, personne ne voudra travailler pour lui.
Il y a un changement des mentalités. Quand je donne des conférences à des étudiants d’école de commerce, je leur demande toujours, à la fin de la journée, de me raconter la société du futur. Ils me parlent de frugalité, disent qu’on se dirige vers l’usage plutôt que vers la possession – on n’aura plus une tondeuse à gazon chacun, mais une pour tout le quartier.
Je pense que nous sommes à la fin d’un cycle. Il y a un gué à passer, mais notre société reviendra à la confiance, au présent et à une gestion décentralisée. Cette société est portée en ferment dans l’entreprise libérée.
Par Émilie Massemin
Lire sur le site Reporterre (09/03/2016)
Favi est une entreprise de 400 «collaborateurs» spécialisée dans la fonderie et située à Hallencourt (Somme). Ses principaux clients sont les grands groupes industriels et les constructeurs automobiles (comme PSA Peugeot Citroën). Son directeur général de 1983 à 2008, Jean-François Zobrist, y a testé grandeur nature une nouvelle forme de management fondée sur la confiance en laissant une très grande autonomie aux ouvriers. Il a appelé ce modèle «l’entreprise libérée».
Reporterre – Comme directeur général de Favi, vous avez décidé de laisser les ouvriers organiser eux-mêmes leur travail. À quel modèle d’organisation avez-vous abouti ?
Jean-François Zobrist – Quand je suis arrivé, les commandes étaient réceptionnées par le service commercial, qui les transmettait au service de planification, qui expliquait aux ouvriers comment ils devaient s’organiser. J’ai supprimé ces échelons et installé des télex à côté des machines, dans les ateliers. Les ouvriers reçoivent les commandes et organisent leur travail. Ils sont responsables depuis la réception de la commande jusqu’au chargement du camion.
L’entreprise est organisée en 13 unités, appelées « mini-usines », chacune en charge d’un client. Les ouvriers, qui ressentaient le besoin que leur travail soit coordonné, cooptent l’un des leurs, qui devient leader de la mini-usine et qui décide d’un certain nombre de choses – par exemple, des salaires. À ses côtés, un membre du bureau d’études se charge des tâches commerciales : prospecter de nouveaux clients, négocier les prix, etc. Chaque mini-usine a également son agent de maintenance et son agent de qualité. Les ouvriers décident des investissements à réaliser.
Le temps de travail est également géré par les ouvriers ?
Lors du passage aux 35 heures, je ne savais pas comment faire. J’ai réuni les ouvriers et leur ai dit de se débrouiller. Ils ont trouvé une organisation géniale : ils travaillent toujours 39 heures par semaine mais s’accordent deux semaines de vacances supplémentaires chaque année, en accord avec leurs leaders. Nous ne recourrons pas aux heures supplémentaires, c’est trop compliqué.
Les chiffres sont révoltants : un cadre profite de sa vie en moyenne six ans de plus qu’un ouvrier. Le trois-huit tue les gens. À Favi, les travailleurs de nuit sont volontaires. Ils font ça quelques années seulement, parce qu’ils ont une grosse dépense prévue, la maison à payer… Les rythmes ne sont pas imposés. Et nous avons trois fois moins d’accidents du travail que la moyenne nationale du secteur de la fonderie !
Comment avez-vous eu l’idée de mettre ce système en place ?
Le patron précédent regardait l’entreprise de derrière sa vitre. Moi, j’ai eu quatre mois pour me préparer à ce poste. J’ai tourné dans l’usine, je parlais avec les ouvriers, je leur demandais les prénoms de leurs enfants, comment fonctionnaient leurs machines…
Trois choses sont ressorties de ces discussions. Premièrement, que les ouvriers étaient très attachés au temps présent, pas à d’hypothétiques résultats futurs ; qu’ils s’interrogeaient sur le « pourquoi » de leur travail et étaient saturés de procédures stupides ; et qu’ils étaient dotés d’un solide bon sens, capables de dire pourquoi les choses ne tournaient pas rond.
J’ai également cette conviction que l’homme est naturellement, intrinsèquement bon. Nous sommes les seuls mammifères à prendre soin des vieux, des malades et des handicapés ! Pourquoi ne pas faire confiance ?
Le résultat est-il au rendez-vous ?
Grâce à cette organisation, nous sommes passés de 86 salariés à 400. J’ai compris que les ouvriers étaient heureux de laisser tomber toutes les procédures et de revenir à une organisation de bon sens, en voyant qu’ils produisaient spontanément 10 à 20 % de pièces en plus.
L’argent n’est pas le but de l’entreprise, c’est une respiration. Néanmoins, avec cette nouvelle organisation, nous sommes passés de 2 à 3 % de cash flow [bénéfice net avant charges non financières et amortissements] à 15 à 20 %. Tout le monde a le même intéressement partagé en stricte égalité, au centime près.
Le bonheur en entreprise tient beaucoup à l’autonomie et au retour à la simplicité. Sénèque disait que « le sentiment d’équité ne tient pas à la rigueur des lois mais à la rigueur de leur application ». Souvent, les règles des entreprises sont tellement compliquées que les salariés ont l’impression qu’elles sont injustes.
Avez-vous été confronté à des abus ?
Il est important que les ouvriers sachent pourquoi ils travaillent. Quand j’ai créé la première mini-usine pour Peugeot, j’ai dit aux ouvriers qu’il fallait que Peugeot les aime, pour qu’ils continuent à avoir du travail et pour qu’il y ait du travail pour leurs enfants dans le village. Cela implique d’être rigoureux dans la qualité, de toujours respecter les délais. Résultat, en 35 ans, nous n’avons pas eu un seul retard de livraison.
Dans les années 1940-1950, au fur et à mesure que les paysans entraient dans les usines, on a mis en place des pointeuse pour les éduquer à respecter des horaires. Mais cet outil d’insertion est devenu un outil de contrôle. Dans la population, il doit y avoir 2 % de gens qui ne sont pas sérieux et, à cause d’eux, on traite les 98 % autres comme des tire-au-flanc. Et on aboutit à des systèmes où le coût du contrôle est quatre fois plus élevé que le coût de la déviance. Malheureusement, il n’y a pas d’école des patrons, pas d’école de management où l’on apprenne à encourager, à féliciter, à exprimer de la gratitude. Alors que vous, moi, nous mendions tous de la reconnaissance.
Dans l’entreprise libérée, celui qui n’apporte pas sa part au travail est naturellement éliminé. Incidemment, les retards ponctuels – « j’ai crevé en route », « mon enfant était malade ce matin » – sont tout à fait tolérés, les gens s’organisent. Mais si quelqu’un n’est vraiment pas sérieux, arrive tous les jours en retard, par exemple, personne ne veut travailler avec lui. Il m’est arrivé plusieurs fois de trouver quelqu’un les bras ballants au milieu de l’atelier, obligé de m’expliquer que personne n’avait voulu de lui dans son équipe. Je lui répondais de se rendre utile, de prendre un balai, par exemple. Si la situation se reproduisait, c’était tellement humiliant pour la personne qu’elle finissait par ne plus venir.
Ce modèle est-il généralisable ?
Avec Isaac Getz, enseignant à l’ESCP Europe, nous nous sommes intéressés aux points communs des quelque 300 entreprises libérées. Il n’y a pas de modèle, dans le sens où chaque entreprise cherche le bonheur à sa manière. Mais le point commun, c’est un « leader libérateur » qui a fait toute sa carrière dans l’entreprise et n’a pas le sens du risque, passe de l’intuition à l’action. Je pense qu’on peut donc reproduire ça partout. Le problème, c’est l’ego de certains dirigeants.
Comment voyez-vous le projet de réforme du code du travail porté par la ministre Myriam El Khomri ? Et l’avenir du travail ?
Le projet de réforme de Mme El Khomri est périmé. Parler de supprimer les 35 heures, c’est parler du passé. Il faut redonner le pouvoir aux ouvriers, qui transforment la matière en valeur, de décider eux-mêmes de leurs conditions de travail, en leur faisant confiance. Si on les libère, on s’apercevra des savoirs, de l’énergie qu’ils ont, car la structure écrase la créativité des individus. Quant aux patrons, ils ne sont jamais heureux de licencier, souvent ils n’en dorment pas la nuit. Et un mauvais patron, personne ne voudra travailler pour lui.
Il y a un changement des mentalités. Quand je donne des conférences à des étudiants d’école de commerce, je leur demande toujours, à la fin de la journée, de me raconter la société du futur. Ils me parlent de frugalité, disent qu’on se dirige vers l’usage plutôt que vers la possession – on n’aura plus une tondeuse à gazon chacun, mais une pour tout le quartier.
Je pense que nous sommes à la fin d’un cycle. Il y a un gué à passer, mais notre société reviendra à la confiance, au présent et à une gestion décentralisée. Cette société est portée en ferment dans l’entreprise libérée.
Par Émilie Massemin
Lire sur le site Reporterre (09/03/2016)