04 Nov 2020
Le roi Vajiralongkorn cristallise les mécontentements autour de ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’il représente. Mais la critique de la royauté reste un énorme tabou, passible de lourdes peines de prison, raconte le Sydney Morning Herald.
Il n’est pas rare, même en ce début du XXIe siècle, de voir un président ou un Premier ministre renversé par une vague de protestation. Mais des manifestations massives contre un roi ou une reine semblaient un vestige du siècle dernier. Du moins jusqu’à ce qu’une foule de Thaïlandais descende dans la rue en août dernier.
On peut se demander pourquoi des dizaines de milliers de Thaïlandais manifestent aujourd’hui dans la plupart des provinces du pays et risquent la prison en réclamant que le roi Vajiralongkorn, ou Rama X, soit privé de ses pouvoirs et de ses privilèges. Surtout quand on connaît la révérence que le peuple thaïlandais porte habituellement à son monarque, qu’il considère comme un dieu. Mais le vieux roi [Bhumibol Adulyadej, ou Rama IX] est mort [en 2016, après soixante-dix ans de règne]. Et la révérence pour la dynastie Chakri, sur le trône depuis près de deux cent cinquante ans, semble avoir disparu avec lui.
Pour ceux qui connaissent bien la Thaïlande, ces événements sont inouïs. Car il n’est pas seulement tabou de critiquer le monarque, c’est aussi un crime de lèse-majesté passible, aujourd’hui encore, de quinze ans de prison. “On a l’impression que ces manifestants très courageux et remarquablement jeunes sont de plus en plus préparés à affronter les conséquences, observe Nicholas Farrelly, professeur à l’université de Tasmanie et spécialiste de l’Asie du Sud-Est. C’est une évolution historique majeure.”
Selon deux étudiants militants de l’université Chulalongkorn, Netiwit Chotiphatphaisal et Suphanut Aneknumwong, les manifestations ont créé “une atmosphère d’espoir qui fait tant défaut [au] pays depuis le coup d’État militaire de 2014”. Les meneurs du mouvement, disent-ils, ont mis en évidence deux questions fondamentales :
“Premièrement, l’opposition aux coups d’État militaires et aux gouvernements dits de ‘grande coalition’ qui ont souvent été instrumentalisés pour empêcher le changement et, deuxièmement, le désir d’une véritable monarchie constitutionnelle.”
Mais sachant que la monarchie absolue a été abolie en Thaïlande en 1932, après une révolution sans effusion de sang, la monarchie actuelle n’est-elle pas déjà constitutionnelle, puisqu’elle n’exerce que des fonctions cérémonielles ?
“Une sorte de don Juan”
Si Vajiralongkorn est au cœur de cette tourmente, c’est en raison de ce qu’il est, de ce qu’il fait, et du monde auquel il appartient. Il était impopulaire bien avant son intronisation, il y a trois ans. Contrairement à sa sœur [la princesse Sirindhorn], très appréciée, il s’est peu préoccupé du bien-être du peuple thaïlandais. C’est un homme dur, capricieux et à la réputation de play-boy. Les officiers australiens qui ont étudié avec lui au collège militaire royal de Duntroon, à Canberra, le décrivent comme un étudiant médiocre et un individu très quelconque.
Un portrait de la BBC rapporte qu’en 1981 sa mère, la reine Sirikit, décrivait “son fils comme une sorte de don Juan” et “laissait entendre qu’il préférait passer ses week-ends avec de belles femmes plutôt que d’assumer ses fonctions. Lors d’une rare entrevue accordée à des journalistes thaïlandais en 1992, il a démenti les rumeurs selon lesquelles il entretenait des relations avec la mafia et trempait dans des affaires louches.” Pour rester le plus possible hors des radars, il vit la plupart du temps en Allemagne [en Bavière]. Depuis le début de la pandémie, il n’a pratiquement jamais foulé le sol thaïlandais, une absence qui a elle aussi contribué à monter l’opinion publique contre lui.
Ensuite, il y a les actes du roi. Au lendemain de son intronisation [en mai 2019], Rama X s’est empressé de transférer les avoirs officiels de la famille royale sur ses comptes personnels, devenant ainsi le monarque le plus riche du monde, avec une fortune évaluée à quelque 30 milliards de dollars [environ 25 milliards d’euros]. Deux mois après son couronnement, une fois son quatrième mariage rendu public, le roi a nommé une concubine officielle, renouant avec une tradition abolie il y a plus d’un siècle. Trois mois plus tard, il l’a chassée du palais [elle a été réhabilitée au début de septembre, un an après sa répudiation]. Ses relations à l’argent et aux femmes sont plus que contestables. Mais sa détermination à rétablir le pouvoir absolu de la royauté rend la situation politiquement explosive. “Chaque fois qu’il a pu, il a cherché à gommer de l’histoire la révolution de 1932”, souligne le professeur Farrelly.
“Ses entraves aux ambitions et aux intérêts des jeunes Thaïlandais sont désormais manifestes et largement critiquées.”
L’establishment fait bloc
Enfin, il y a l’univers auquel il appartient. Les vieilles élites de Bangkok, y compris l’armée, se servent de Vajiralongkorn, comme elles l’ont fait avec son père, pour légitimer leur pouvoir. Quand le milliardaire Thaksin Shinawatra, nouveau venu en politique, a remporté l’élection de 2001 et a commencé à redistribuer la richesse et les privilèges, l’establishment a fait bloc contre lui. L’armée a perpétré un coup d’État [en septembre 2006] avec la bénédiction du père de Vajiralongkorn. Depuis, le palais s’est rangé aux côtés de l’armée et de l’appareil politique pour empêcher Thaksin de rentrer d’exil. La majeure partie des partisans de ce dernier se sont ralliés à un nouveau parti politique, Future Forward, mais celui-ci a été dissous en février,, au moment où un changement semblait possible.
C’est alors qu’a éclaté la pandémie, dont le gouvernement s’est servi pour imposer des contrôles encore plus stricts. “Loin de venir en aide aux élites, [la crise sanitaire] a montré que le gouvernement en place n’était pas apte à faire face aux défis énormes auxquels le pays est confronté”, insistent les étudiants militants. L’image détestable du roi, ses abus de pouvoir et sa complicité avec une élite dominatrice ont ainsi formé une combinaison explosive contre lui. Si le mouvement perdure, il semble condamné à devoir se mesurer à ce que le professeur Farrelly appelle “la détermination sans faille des forces armées et leur engagement à recourir à la violence pour maintenir la Thaïlande sur le chemin qu’elles lui ont choisi”. Les manifestants tiennent à ce que leur mouvement reste pacifique. Ce désir risque malheureusement de rester un vœu pieux.
Par Peter Hartcher (publié le 17/10/2020)
A lire sur le site essf
Il n’est pas rare, même en ce début du XXIe siècle, de voir un président ou un Premier ministre renversé par une vague de protestation. Mais des manifestations massives contre un roi ou une reine semblaient un vestige du siècle dernier. Du moins jusqu’à ce qu’une foule de Thaïlandais descende dans la rue en août dernier.
On peut se demander pourquoi des dizaines de milliers de Thaïlandais manifestent aujourd’hui dans la plupart des provinces du pays et risquent la prison en réclamant que le roi Vajiralongkorn, ou Rama X, soit privé de ses pouvoirs et de ses privilèges. Surtout quand on connaît la révérence que le peuple thaïlandais porte habituellement à son monarque, qu’il considère comme un dieu. Mais le vieux roi [Bhumibol Adulyadej, ou Rama IX] est mort [en 2016, après soixante-dix ans de règne]. Et la révérence pour la dynastie Chakri, sur le trône depuis près de deux cent cinquante ans, semble avoir disparu avec lui.
Pour ceux qui connaissent bien la Thaïlande, ces événements sont inouïs. Car il n’est pas seulement tabou de critiquer le monarque, c’est aussi un crime de lèse-majesté passible, aujourd’hui encore, de quinze ans de prison. “On a l’impression que ces manifestants très courageux et remarquablement jeunes sont de plus en plus préparés à affronter les conséquences, observe Nicholas Farrelly, professeur à l’université de Tasmanie et spécialiste de l’Asie du Sud-Est. C’est une évolution historique majeure.”
Selon deux étudiants militants de l’université Chulalongkorn, Netiwit Chotiphatphaisal et Suphanut Aneknumwong, les manifestations ont créé “une atmosphère d’espoir qui fait tant défaut [au] pays depuis le coup d’État militaire de 2014”. Les meneurs du mouvement, disent-ils, ont mis en évidence deux questions fondamentales :
“Premièrement, l’opposition aux coups d’État militaires et aux gouvernements dits de ‘grande coalition’ qui ont souvent été instrumentalisés pour empêcher le changement et, deuxièmement, le désir d’une véritable monarchie constitutionnelle.”
Mais sachant que la monarchie absolue a été abolie en Thaïlande en 1932, après une révolution sans effusion de sang, la monarchie actuelle n’est-elle pas déjà constitutionnelle, puisqu’elle n’exerce que des fonctions cérémonielles ?
“Une sorte de don Juan”
Si Vajiralongkorn est au cœur de cette tourmente, c’est en raison de ce qu’il est, de ce qu’il fait, et du monde auquel il appartient. Il était impopulaire bien avant son intronisation, il y a trois ans. Contrairement à sa sœur [la princesse Sirindhorn], très appréciée, il s’est peu préoccupé du bien-être du peuple thaïlandais. C’est un homme dur, capricieux et à la réputation de play-boy. Les officiers australiens qui ont étudié avec lui au collège militaire royal de Duntroon, à Canberra, le décrivent comme un étudiant médiocre et un individu très quelconque.
Un portrait de la BBC rapporte qu’en 1981 sa mère, la reine Sirikit, décrivait “son fils comme une sorte de don Juan” et “laissait entendre qu’il préférait passer ses week-ends avec de belles femmes plutôt que d’assumer ses fonctions. Lors d’une rare entrevue accordée à des journalistes thaïlandais en 1992, il a démenti les rumeurs selon lesquelles il entretenait des relations avec la mafia et trempait dans des affaires louches.” Pour rester le plus possible hors des radars, il vit la plupart du temps en Allemagne [en Bavière]. Depuis le début de la pandémie, il n’a pratiquement jamais foulé le sol thaïlandais, une absence qui a elle aussi contribué à monter l’opinion publique contre lui.
Ensuite, il y a les actes du roi. Au lendemain de son intronisation [en mai 2019], Rama X s’est empressé de transférer les avoirs officiels de la famille royale sur ses comptes personnels, devenant ainsi le monarque le plus riche du monde, avec une fortune évaluée à quelque 30 milliards de dollars [environ 25 milliards d’euros]. Deux mois après son couronnement, une fois son quatrième mariage rendu public, le roi a nommé une concubine officielle, renouant avec une tradition abolie il y a plus d’un siècle. Trois mois plus tard, il l’a chassée du palais [elle a été réhabilitée au début de septembre, un an après sa répudiation]. Ses relations à l’argent et aux femmes sont plus que contestables. Mais sa détermination à rétablir le pouvoir absolu de la royauté rend la situation politiquement explosive. “Chaque fois qu’il a pu, il a cherché à gommer de l’histoire la révolution de 1932”, souligne le professeur Farrelly.
“Ses entraves aux ambitions et aux intérêts des jeunes Thaïlandais sont désormais manifestes et largement critiquées.”
L’establishment fait bloc
Enfin, il y a l’univers auquel il appartient. Les vieilles élites de Bangkok, y compris l’armée, se servent de Vajiralongkorn, comme elles l’ont fait avec son père, pour légitimer leur pouvoir. Quand le milliardaire Thaksin Shinawatra, nouveau venu en politique, a remporté l’élection de 2001 et a commencé à redistribuer la richesse et les privilèges, l’establishment a fait bloc contre lui. L’armée a perpétré un coup d’État [en septembre 2006] avec la bénédiction du père de Vajiralongkorn. Depuis, le palais s’est rangé aux côtés de l’armée et de l’appareil politique pour empêcher Thaksin de rentrer d’exil. La majeure partie des partisans de ce dernier se sont ralliés à un nouveau parti politique, Future Forward, mais celui-ci a été dissous en février,, au moment où un changement semblait possible.
C’est alors qu’a éclaté la pandémie, dont le gouvernement s’est servi pour imposer des contrôles encore plus stricts. “Loin de venir en aide aux élites, [la crise sanitaire] a montré que le gouvernement en place n’était pas apte à faire face aux défis énormes auxquels le pays est confronté”, insistent les étudiants militants. L’image détestable du roi, ses abus de pouvoir et sa complicité avec une élite dominatrice ont ainsi formé une combinaison explosive contre lui. Si le mouvement perdure, il semble condamné à devoir se mesurer à ce que le professeur Farrelly appelle “la détermination sans faille des forces armées et leur engagement à recourir à la violence pour maintenir la Thaïlande sur le chemin qu’elles lui ont choisi”. Les manifestants tiennent à ce que leur mouvement reste pacifique. Ce désir risque malheureusement de rester un vœu pieux.
Par Peter Hartcher (publié le 17/10/2020)
A lire sur le site essf